La nuit définitive
« Regarde sans frayeur la fin de toutes choses », écrivait François Maynard au XVIIe siècle[1]. Pour le poète, mourir revenait à perdre conscience, la conscience « de toutes choses ». Que mon corps cesse de fonctionner, et voici : je n’aurai plus connaissance du monde. Fin des perceptions, fin de la subjectivité, je sera dissous. « Regarde cela sans frayeur. »
Quatre cents ans plus tard, nous savons que l’univers lui-même aura une fin. On l’estime à 2,8 milliards d’années. Si cette durée est inimaginable à notre échelle, la fin, elle, fait partie de notre expérience : une fin peut survenir à tout moment, n’importe où, quelle que soit l’échelle — l’échelle de Jacob peut-être. Selon une hypothèse, les trous noirs finiront par absorber toute la matière à leur portée. Dès lors, la lumière elle-même y restera captive, comme le génie dans la lampe. Commencera, au sens propre, l’âge des ténèbres. Le grand locked-in.
Durant un court moment, il y aura eu l’humanité et sans doute bon nombre de sociétés semblables disséminées dans le cosmos. Par elles, l’univers aura été conscient de lui-même et de sa propre disparition.
Aujourd’hui, notre savoir oblige chacun d’entre nous à vivre avec la certitude que trois choses fondamentales prendront fin : moi, l’humanité, l’univers. Rien ne subsistera de nos legs. Comment vivre alors?
En se racontant des histoires.
Histoires contre la nuit
Un instant dans l’histoire de l’univers, l’humanité se sera conté des histoires.
Cela remonte à l’hostilité du monde, à la chaleur du feu, à la présence des autres.
Quand la nuit hurle de mille cris glaçants, on se réunit autour du feu, épaules contre épaules, pour entendre la voix du conteur faire le récit des exploits. Ça rassure et donne un but. Ça nous conforte dans notre idée de nous-mêmes et des puissances qui nous entourent. Le gène de l’inconnu, ça débrouille la langue. Quand les explications font défaut, on range l’ignorance, la peur et le tabou dans le totem du mot mystère, et l’on danse autour. Ça fait tomber l’anxiété. On devient vite le narrateur de sa propre existence.
Mille et une nuits, les Hommes se seront conté des histoires. Il fallait bien se rendre au matin.
Il arriva cependant que la vérité du conte, la voix du conteur ou le feu du brasier faiblirent. Très vite, quelqu’un se rendait compte alors qu’il avait froid dans le dos. Il se levait aux yeux de tous, interrompait le conteur et clamait qu’il n’y croyait plus. « Quelqu’un » : un contradicteur, un Qohélet[2]. Tournant le dos à la lumière du feu, il attestait sans honte la présence de la nuit; il admonestait l’assistance avec ce mantra : « Tout est vanité », tout est vain.
L’un pensa : « Il dit vrai, peut-être », l’autre : « Il me semblait, aussi ». Et le prophète de malheur d’ajouter : « Tu es nuit et tu retourneras à la nuit. »
Admettons. « Mais… la solitude! » chanta Ferré[3]. L’absurdité, n’est-ce pas un récit comme les autres, plus déprimant que les autres? Que diable! On veut vivre, nous! Sus aux objecteurs! Lançons-leur des pierres! Il y en a partout, voyez, il suffit de se baisser.
L’instant d’un accord dissonant, l’humanité aura joué ses atomes… avant de les rendre au banquier du Grand Casino de l’espace.
La nuit complice
Maintenant que nous avons campé le décor — un contexte surhumain tant par son immensité que par sa durée —, rapprochons-nous de notre propos : l’expérience infinitésimale qu’un être humain peut vivre en contemplant la mort par une nuit particulière.
Nous le savons : les Hommes ne s’entendent pas plus avec l’idée de leur disparition que leurs yeux avec l’obscurité. Il fallut donc que les peuples accommodent leur territoire et domptent la nuit. Éclairée, domestiquée, celle-ci révéla enfin ses charmes. Certains chantres la promurent compagne de leur mélancolie : « Ô consolation, ô consolation du monde, toi, nuit silencieuse! Ô consolation! » écrivit Joseph von Eichendorff. Et Othmar Schoeck de traduire ce poème en musique dans sa merveilleuse Élégie[4].
Au XIIIe siècle, le poète soufi Rūmī, un précurseur, avait donné de la nuit le témoignage d’une expérience mystique, Le Chant de la nuit, dont certains éléments provenaient sans doute de la nuit des temps. « Le mystère se dévoilera cette nuit[5]! » écrivait-il. Et Karol Szymanowski de composer une symphonie sur ce texte en souvenir d’une nuit d’été à Tymoszówka[6].
Le Chant de la nuit
Le poème de Rūmī s’est transmis durant huit siècles de génération en génération et d’une culture à l’autre grâce aux traductions, aux traductions de traductions et aux adaptations de toutes sortes avant que je n’entre en contact avec lui grâce à la Symphonie no 3 de Szymanowski. Sa lecture, cette écoute me firent une impression durable.
Ces deux derniers vers, en particulier, provoquèrent chez moi l’envie de leur trouver la traduction française qui manquait au livret de l’album CD :
Silence binds my tongue
But I speak without a tongue this night.
« Le silence m’attache la langue[7] »? « Le silence réduit ma langue au silence »? « Mais je parle sans langue cette nuit »? J’étais entré à mon tour dans le jeu de la traduction.
La traduction littérale ne révélait pas à ma satisfaction le sens exact de ce poème énigmatique. En même temps, j’avais peine à contenir ma monture : les mots de Rūmī me tiraient sans cesse vers une belle infidèle. Devant ce tiraillement, je mis le projet en veilleuse.
Durant mon étude, des questions avaient surgi : Qui est ce you[8], cet ami qui est une âme? (Qui n’est qu’une âme?) Qui est ce I qui veille? Qui est ce we qui souffre? Y a-t-il identité entre le tu du début et le je de la fin?
Et je ne savais pas encore que le dixième vers :
God and I are alone together tonight
… Szymanowski l’avait rajouté après la fin du poème de Rūmī pour en faire une nouvelle chute, y incorporant une variante de son cru :
God and You are alone together tonight[9]!
Traduire la nuit
Un après-midi que je m’échinais sans résultat sur un autre texte, le poème de Rūmī s’est rappelé à moi au point que j’ai décidé de traduire le texte anglais sur-le-champ et de mémoire, non pas ex nihilo, pas plus qu’en relisant celui-ci mot à mot, mais en y jetant les yeux de temps en temps, juste pour la conduite.
Telle est la version française que je vous donne à lire. Vous y retrouverez des équivalents français de mots et d’idées provenant de la version anglaise, mais transposés, repensés. Il ne s’agit donc pas d’une traduction. Il s’agit d’une version intériorisée en français du texte anglais, qui est lui-même une traduction de la version en polonais mise en musique par Szymanowski, version polonaise traduite à partir d’une traduction en allemand du texte original en persan!
Si vous n’êtes pas déjà étourdi, tournez sur vous-même. À l’exemple des derviches, entrez dans la transe, paume droite vers le ciel, main gauche vers la terre. Que le courant passe! Devenez traducteur, passeur, neurone. Dans le labyrinthe des glaces, grisez-vous de samās à cette heure de grande écoute. Que l’éclair devienne axone. Or…
Tout ça, ça s’passe
Quelque part dans l’espace
Sur une boule qui roule dans l’infini[10]…
Ma version de cette nuit-là
C’est une nuit d’Orient, douce, capiteuse. Un repos bienfaisant après la chaleur exténuante du jour.
Toi qui n’es plus qu’une âme, je suis venu méditer sur ta fosse, ô mon frère[11]. Je contemple le ciel étoilé. Partout : ta présence. Cette nuit, je le sens, ton âme pénétrera la mienne. Ah! si tes yeux comme les miens voyaient la Lune, Vénus et Jupiter! Si ton corps comme le mien vivait encore, nous étancherions ensemble notre soif à cette nuit-là.
Au ciel, les figures astrologiques me rappellent la tienne, qui manque. Sur la place, le silence qui règne me rappelle ton souffle, qui manque. Ta présence néanmoins m’est partout sensible. Ton âme demeure.
Échangeons nos places. Du fond de ta fosse, je contemple le firmament, la ronde des astres. L’organe de la parole se décompose, mais les paroles passent d’âme en âme. Partout : leur présence.
The Song of the Night[12]
Par Djalāl ad-Dīn Muḥammad Balkhi, dit Rūmī
Do not sleep, friend, tonight.
You are a soul while we are suffering tonight.
Chase sleep from your eyes.
The mystery will be revealed tonight.
You are Jove in the heavens
Among the firmament of stars you circle tonight!
Eagle fly over the abysses!
Your soul is a hero tonight.
How quiet. Others sleep . . .
God and I are alone tonight.
What a roar! Joy arises,
Truth with gleaming wing shines forth tonight!
Do not sleep, friend,
Where I to sleep until morning,
I should never regain this night!
The market place is silent;
Look at the market square of starry roads tonight.
Leo and Orion,
Andromeda and Mercury glow blood red tonight.
Saturn hurls ominous influence.
Venus floats in golden haze tonight.
Silence binds my tongue
But I speak without a tongue tonight.
Konya ?, 12.. ?
Ode à la nuit[13]
Par André-Guy Robert
Toi qui es seulement une âme cette nuit
Ouvre tes yeux mon frère ne repose plus
Chasse le sommeil de ces paupières mortes
Car l’ignorance vive nous en souffrons
Nous qui cherchons à sortir des mystères
Ta présence remplit la grande obscurité
Aigle traçant des ronds parmi les orbites
Serein tu l’es toujours malgré nos sommeils
Quel instant délicieux sur la place déserte
Il ne reste que Dieu et moi sous les étoiles
Rangées par figures où la tienne manque
La vérité montre à la nuit ses ailes brillantes
Si nous devions dormir jusqu’au matin
Nous ne retrouverions jamais cette nuit
Toi que je veillais jusqu’ici veille sur moi
Ah le singulier silence où nous sommes
Qui ressemble à ton souffle mon frère
Saturne enfile au doigt son alliance
Vénus flotte dans un brouillard doré
Nous sommes les hérauts d’une nuit blanche
Ami tu es passé en moi qui ai pris ta place
Au fond de ta fosse ma langue se noue
Mais les mots cette nuit parlent d’eux-mêmes
Il ne reste au firmament que Dieu et toi
Laval, 2006, 2022
[1]. François Maynard (1582-1646), « La Belle Vieille », dans Jean Orizet, Les plus beaux poèmes d’amour de la langue française, Le Cherche Midi, 2006, coll. « Le Livre de Poche » no 30741, p. 76.
[2]. Qohélet (IIIe siècle avant Jésus-Christ), auteur de l’Ecclésiaste, livre de la Bible hébraïque. « Vanité des vanités […], tout est vanité » (Ec 1, 2).
[3]. Léo Ferré (1916-1993), chanson et album éponyme : La solitude (1971).
[4]. « O, Trost, o Trost der Weilt, du stille Nacht! O Trost! O Trost! » : dernier vers du poème de Joseph Freiherr von Eichendorff (1788-1857) intitulé Der Einsame (Le solitaire), mis en musique par Othmar Schoeck (1886-1957) dans son Élégie, op. 36 (1921-1922).
[5]. Quatrième vers.
[6]. Djalāl ad-Dīn Muḥammad Balkhi dit Rūmī ou Mawlānā, notre maître (1207-1273). Karol Szymanowski (1882-1937) : III Symfonia, “Pieśń o nocy” [Symphonie no 3, « Le Chant de la nuit »], op. 27 (1926). Le compositeur a mis en musique la version polonaise du poème de Rūmī (Tadeusz Miciński avait traduit en polonais la version allemande que Hans Bethge pourrait avoir faite à partir du texte original en persan). Je cite ici la traduction française (par DeepL) du quatrième vers de la version polonaise du poème, qui se lit : « Tajemnica się rozwidni nocy tej! » Le souvenir de la nuit d’été à Tymoszówka remonte à 1914.
[7]. Ce qui me rappelait ce passage des psaumes : « Que ma langue colle à mon palais / si je ne pense plus à toi » (TOB : Ps 137 [136], 6). Très significatif quand on connaît la vénération de Rūmī pour son maître assassiné (voir note 11), ce qui justifiait sans doute pour Szymanowski le passage du je au tu (voir note 9).
[8]. You : vers 2, 5 et 6 / your : vers 3 et 8; I : vers 10, 14, 15 et 23; we : vers 2.
[9]. « Ty i Bóg jesteście sami nocy tej! » [littéralement : « Toi et Dieu êtes seuls cette nuit! »]
[10]. Daniel Lavoie, chanson « Boule qui roule », album Nirvana bleu (1979).
[11]. Jaloux, des disciples de Rūmī auraient assassiné son cher maître spirituel, Shams ed Dîn Tabrîzî, le 3 décembre 1247. Rūmī fut inconsolable de cette perte irrémédiable. En évoquant dans son poème cette nuit d’union mystique, le disciple pensait peut-être à cet ami, son frère spirituel. Rūmī finira « par retrouver son maître, non pas dans le monde, mais en lui-même, quand il comprend[ra] qu’il n’y a plus de différence entre maître extérieur et intérieur » (Wikipédia, Djalâl ad-Dîn Dûmî).
[12]. Traduction. Auteur inconnu. Langue d’origine du poème : persan.
[13]. Version librement inspirée de cette traduction anglaise, ou, pour être plus exact : version « intériorisée en français ».
Pour la nuit des temps a été publié dans la revue Possibles,
vol. 46, no 1, printemps 2022, p. 159-164.
Permis de reproduire accordé par l’éditeur.
L’auteur a lu en public la section « La nuit définitive »
de son texte lors du lancement du numéro,
le 8 juin 2022, à l’Université de Montréal.
Comme on venait d’entendre des poèmes de guerre
de poètes ukrainiennes, il a cru bon de faire
précéder cette lecture du commentaire suivant :
L’assassinat de son maître spirituel a inspiré à Rūmī un poème qu’il a écrit en persan, et qu’on a successivement traduit en allemand, en polonais et en anglais avant que je ne l’interprète en français. En solidarité avec les maîtres spirituels et les peuples assassinés, voici une mise en perspective…
© André-Guy Robert, 2022
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