Adagio

Je suis descendu angle Saint-Laurent et Mont-Royal. J’ai marché à un rythme lent, paisible. Les rues étaient pleines de passants, les maisons avaient gardé leur aspect de la veille, n’était-ce pas réconfortant? On n’entendait pas le tremblement des bombes, on ne trouvait pas de cadavres sur le trottoir. Tout paraissait normal, et pourtant, mon pas s’était ralenti. Au-dessus, pas de chasseurs pressés de fendre l’air, juste un ciel blanchâtre, couleur de lait maternel. C’était Montréal en avril. Un petit air de printemps.

Les édifices d’habitation qui se dressent au-dessus des maisons basses, je ne pouvais m’empêcher de les voir tels qu’ils apparaîtraient, noircis par le feu, éventrés par les missiles. Comme c’est fragile, tout ça! pensais-je. Aurions-nous le courage de défendre nos quartiers avec des armes? notre ville jusqu’à la mort? Notre indignation déboucherait-elle sur la colère si des obus tombaient, tombaient?

Un assaillant qui détruit des villes entières et s’attaque aux civils en prétendant les libérer, on trouverait ça comique au théâtre, mais le théâtre est détruit et les morts gisent. Quel cynisme! Quelle atroce arrogance! Le mensonge noircit nos vies comme une nappe de pétrole. Il s’étale, il progresse. Qui l’arrêtera? Il sourd de partout. Des oiseaux s’y engluent, qui l’ont pris pour vérité, un mot qu’il faudrait écrire avec un Z*.

Je marche à pas lents par les rues de Montréal, et malgré mon téléjournal, tout continue de paraître normal autour de moi, semblable à hier. À croire que demain sera pareil : mouvements de la vie quotidienne, trafic, passants… On s’affaire même à réparer un tronçon de la rue Saint-Denis, à rénover la façade d’une maison. On croit en l’avenir. On croit qu’on aura le temps d’achever les travaux. Les magasins sont ouverts, on peut y entrer, acheter le nécessaire. Si la paix était un signe, on se signerait de la paix à deux mains tellement c’est bon.

Angle Rachel et Rivard, le petit parc de la Bolduc est si mignon, avec ses jeux et ses enfants dedans, qu’il faudrait le défendre bec et ongles, me semble-t-il, en cas d’attaque. Le monsieur au parapluie, qui attend le feu vert en conversant avec le brigadier, il faudrait aussi le défendre bec et ongles au milieu des ruines. Et ce cycliste qui joue à ne pas mettre de pied à terre durant toute la durée du feu rouge, il faudrait le défendre, le défendre! s’il n’était pas à Montréal PQ, mais derrière ces nuages de kérosène si opaques, si noirs, que personne ne peut les voir d’ici.

Voilà comment je marchais : incliné par en-dedans, à la pensée que la vie ne résiste pas au métal, que le moindre bourgeon a besoin qu’on lui fiche la paix. La paix, cette petite chose terriblement naïve et faible qui n’a pas les muscles de Rambo, mais ceux d’un enfant qui court vers des bras ouverts, je me réjouissais qu’elle existe encore ici, entrelacée à des lambeaux de vérité.

La vérité se reconnait à la joie qu’elle donne. Il n’y a pas un mensonge qui va m’enlever ça.

Je marchais en me demandant comment j’allais dire à la fois la paix et la guerre, la joie et la tristesse. Ainsi, peut-être : J’éprouvais la nostalgie de ce que j’avais sous les yeux.

 

Montréal, le 26 avril 2022.

 

 

*La lettre Z peinte sur les blindés et les hélicoptères militaires engagés dans l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, absente de l’alphabet cyrillique, désignerait le district militaire de l’Ouest (Zapadny). Pour un Occidental, elle évoque la lettre V pour victoire, mais victoire de l’agresseur, de la désinformation. Pour André-Guy Robert, ce Z rappelle les Zogmes, ces prédateurs qu’il a décrits en 1992 dans un texte prémonitoire publié l’année suivante dans la revue Le Sabord :
https://andreguyrobert.com/2018/05/22/les-zogmes/

 

Nouvelle publiée dans :
Entrevous, revue d’arts littéraires, numéro 19,
Laval, juin 2022, 72 p. [p. 40, 41].
Permis de reproduire accordé par l’éditeur.

 

L’auteur a lu les deux premiers alinéas
de cette nouvelle en public
lors du lancement virtuel de la revue
qui s’est tenu sur Zoom le 14 juin 2022.

La mention que ce texte a reçue dans le cadre
du prix Patrick-Coppens−Entrevous 2022
a valu à l’auteur de lire en public
les quatre premiers alinéas de cette nouvelle
durant le salon du livre des membres
de la Société littéraire de Laval
tenue au Pavillon arménien, à Laval,
le 4 décembre 2022.

Deuxième mention ex æquo (avec Monique Leclerc)
du prix Patrick-Coppens−Entrevous 2022
attestée à la page 11 du numéro 21 (février 2023)
de la revue Entrevous.

 

© André-Guy Robert, 2022, 2023
Toute reproduction sans l’autorisation de l’auteur est interdite.
Demande d’autorisation : andreguyrobert@hotmail.com

 

Télécharger la version PDF de ce texte.

 

Annexe. Prix Patrick-Coppens−Entrevous 2022 :

Deuxième mention ex æquo

 

On trouve ce commentaire à la page entrevous.ca/prix-entrevous/ sous « Prix Patrick-Coppens−Entrevous » > « Lauréat.e.s. 2022 ».

 

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