Les zogmes

Même les loups ont peur des zogmes. Dès qu’ils le peuvent, ils tentent de leur échapper. Ils s’enfuient des tanières à toutes pattes. Layons, sentiers, pistes, sentes, forêts. À l’instant qu’ils se croient sauvés, les zogmes!

Car tous les passages mènent aux zogmes. Détours, lacets, croissants, collets. Tous les pas tracent les mailles d’un seul filet. Jusqu’à l’horizon courbe d’où glissent les points de fuite. Qui tombent dans la chair. Et s’y fondent avec le temps.

Les zogmes sont des dompteurs de loups. Ils s’offrent un loup vivant. Deux, trois, toute une bande. Aucun loup n’échappe à leur médecine. Le zogme a les dents longues. À côté, les dents de lait sont aux loups. Aux hyènes, aux chacals, aux panthères, aux lions.

Chirurgie au plastic, les zogmes règnent à coups de purges. Ils ont aménagé la jungle à leur image et à leur ressemblance. On lève de partout la tête sur leurs icônes géantes. Dont la vue pénètre au-dedans sous forme de crainte. On sent que la manne tombera d’en haut. À moins qu’on ne tombe à genoux.

La jungle a ses règles. Tous les jours. On saigne à l’entrée, à la sortie, partout à l’intérieur. L’écu des zogmes a pour meuble des gueules de loups. Devant lesquelles une patte saupoudre la poussière à mordre. Poussière de volcans radioactifs. Qui projette son ombre tropicale sur le soleil. Et dépose sa pluie noire sur les feuilles. Jusqu’à les rendre illisibles. La jungle s’étend d’un Arctique à l’autre. De l’Everest à la mer de la Tranquillité. Les loups le savent. Ils ont flairé la pisse de zogme.

Les zogmes ne sont pas les prédateurs des loups. Ce sont les prédateurs des autres zogmes. Ils se servent des loups pour se donner du panache. Ils les aiment farouches, les excitent à la colère. Pour cela, ils maintiennent les loups affamés. De temps à autre, ils leur donnent un frein à ronger. Ou un os à voir, hors de portée. La fureur des loups excite les zogmes à la battue. Un matin, n’importe lequel, les zogmes réveillent les loups. Ils les relâchent sans raison. Les loups prennent l’os aux dents. Courent dans la jungle, comme le feu. Bientôt, les zogmes n’en peuvent plus d’attendre. La chasse commence. Plus nombreux que les loups, les zogmes ont tôt fait de les encercler. Néanmoins, l’heure du danger prend les zogmes à revers. Car ils s’entretuent déjà pour l’appropriation des bêtes enragées. La bave de loup, croient-ils, est un puissant aphrodisiaque.

Les zogmes ne sortent jamais sans leurs loups. Ils paradent en leur compagnie, par pure arrogance. Ils ne les musèlent pas, ne les tiennent pas en laisse. S’ils les voient se jeter au cou des agneaux, ils s’en amusent. Ils n’ont qu’à hurler pour les rappeler à l’ordre. Les zogmes conduisent les loups à la patte et à l’œil.

Cornes, venin, dard, crocs. Les zogmes sont armés jusqu’aux dents. Leur sourire pétrifie les animaux dans leur fuite. Quant au pigeon du rire, il vole en éclats. Vains guetteurs de trébuchets! Vous n’empêcherez pas que les mâchoires de l’embuscade claquent. Chef couronné d’yeux, hermine tactile, sceptre sensoriel. Les zogmes, à tout coup, subodorent le coup de patte. Ils ont l’art de retourner les gants qu’on leur jette.

Depuis qu’ils s’expliquent les choses, les zogmes n’ont plus peur. De la foudre, des éclipses, des abysses, du cosmos. Ils ne craignent plus les gorgones, Béhémoth et Léviathan. Ni spectres, démons; souffrance, meurtres et châtiments. Ils ne laissent plus vomir les gargouilles à l’orée des bois. Ils ont livré le bois à des marchands de magouilles. Les zogmes ne portent pas de marque au front. Ni de marque à la patte droite, ni le sceau de Lilith. Le nombre six-six-six n’est pas chiffré pour eux.

 

[Photo illustrant Les zogmes dans Le Sabord, hiver 1993. Légende, p. 13 :]

La louve blanche
Anne MASSICOTTE, La louve blanche (masque),
papier, tissu, fourrure et huile. 1991, 1992.
Photo : Caroline HAYLLEUR (Rilbert DUCLOS).

 

Ils sortent dehors sans leur mère. Se risquent sur les bords du monde. Ne tombent jamais dans le vide. Les zogmes sortent par la gueule des antres, flanqués de leurs loups. Ils imposent l’ordre alphabétique en commençant par z. Prescrivent le poison et l’antidote. Abandonnent les restes quand ça leur chante. Les signes du temps, ils s’en jouent. Ils détroussent la pluie et le beau temps. Blanchissent leurs passes, leurs prises, leurs pattes.

Le portrait-robot des zogmes les figure dressés sur leurs ergots. Pointant sur la vie un regard de basilic. Les animaux n’ont qu’à marcher à quatre pattes.

Voilà pourquoi les loups ont peur des zogmes. Et avec eux les vautours, les requins, les scorpions, les varans. Pourquoi ont peur les bêtes qui volent, nagent, rampent, courent. Les zogmes n’obéissent à rien de connu. Rien ne les enferme. Ni la faim, ni l’autodéfense, ni la protection des petits. Ils entrent et sortent à leur guise de la chaîne alimentaire. Les zogmes sont imprévisibles, leurs volontés provisoires. Ils ne tuent pas toujours pour se défendre ou manger. Ils tuent pour capturer, rejettent leurs prises à l’eau.

Le zogme n’est pas une espèce menacée.

Les zogmes arborent des fourrures portant des griffes. Ils se déplacent en montures de luxe. Transforment des cavernes en repaires. Ils prétendent mener une vie sans histoire. De fait, ils éjaculent en blanc, se roulent par terre avec leurs petits. On se dit à les observer qu’ils ne feraient pas de mal à une mouche.

Cela n’empêche pas les morts d’avoir tort. L’évolution n’en veut pas, les zogmes non plus. Bénis soient les nœuds qui font mouche! On les reconnaît aux faibles qui oscillent parmi les pommes. Pendues aux arbres de discorde. Les plus forts mordent aux fruits. Et remercient la fée des dents.

Sur le cadavre du dernier faible pousse l’ère du zogme.

Les zogmes ont maintenant des pollutions nocturnes. Elles se répandent par ondes de choc. Un tout petit choc, mais très souvent. Semence à laquelle les survivants s’adaptent. Elle commande un changement sans douleur. Jusque dans le zoo de la voie lactée.

Un matin, des loups s’éveillent en zogmes.

Un matin, ce sont d’autres loups. Des hyènes, des chacals, des panthères, des lions. Des vautours, des requins, des scorpions, des varans.

Un matin, même des agneaux n’ont plus peur.

 

Montréal, 1992.

 

© André-Guy Robert, 1992
Toute reproduction sans l’autorisation préalable de l’auteur est interdite.
Demande d’autorisation : andreguyrobert@hotmail.com

 

Nouvelle publiée dans :
Le Sabord, numéro 33, « Bestiaire »,
Trois-Rivières, hiver 1993, 50 p. [p. 12, 13];
l’éditeur n’a pas répondu à la demande
d’obtention d’un permis de reproduire.

 

Pour la petite histoire, il peut être intéressant de savoir que ce texte a été écrit en XEDIT [prononcer ex-édith] sur un terminal IBM 3270. XEDIT était un traitement de texte rigide. Chaque ligne, indépendante des autres (équivalent virtuel d’une carte perforée), comptait précisément 80 caractères. La gestion du texte par report automatique des caractères excédentaires à la ligne suivante n’existait pas encore. Je me suis donc donné pour règle d’écrire une phrase par ligne. Cela a favorisé un style incisif.

 

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