Avertissement Le lecteur trouvera peut-être que le texte qu’il s’apprête à lire n’est que ratiocination. Il pourrait juger que je n’ai pas appris à penser, que je ferais un piètre philosophe. Ou que je devrais d’abord faire des études en psychologie avant d’échafauder des théories, me renseigner plus à fond au lieu de rechercher en moi-même des connaissances inédites. Il y a peut-être de cela, mais pas seulement. Je prétends que la pensée littéraire — celle de l’intime, qui avance par analogies, admet l’ambiguïté, se fonde sur l’expérience et marie les paradoxes — permet aussi de progresser dans l’approfondissement des connaissances. Dans la mesure de mes moyens, je cherche seulement à creuser quelque chose de fondamental qui se dérobe constamment à mon entendement et qui m’attire précisément pour cette raison. Cher lecteur, lectrice, vous êtes sur le point d’entrer dans mon fil de pensées — une démarche singulière, tâtonnante, sincère, un work in progress. Si vous trouvez ici matière à poursuivre vos propres réflexions, je n’aurai pas mené les miennes en vain. Bonne lecture. |
« […] je tentais d’utiliser mes propres expériences
pour structurer ce que j’écrivais,
et même quand le matériau m’entraînait
dans des territoires plutôt extravagants ou abstraits,
j’avais moins l’impression de parler de ces sujets précis
que de rédiger une version souterraine de l’histoire de ma vie. »
PAUL AUSTER
Moon Palace, p. 358.
Chemins croisés
Mon chemin a croisé de nouveau celui du romancier américain Paul Auster récemment, et ç’a été pour moi comme une éruption « solaire » au-dessus du vide, un pont de feu. Pour la troisième fois en trente ans de fréquentations littéraires, il y a eu intersection de parallèles!
Je venais de publier une réflexion sur la façon dont il arrive — même aux personnes honnêtes — non seulement de se méprendre sur des circonstances vécues, mais d’entraîner en toute bonne foi des proches dans ces faussetés (cf. Mirages de conscience).
Peu après, un roman de Paul Auster, que j’ai lu en mai 1996, s’est mis à me faire des appels de phare. « Léviathan ». Un mot pour tout message, un mot soufflé par ma mémoire.
Le simple fait de sortir le livre de ma bibliothèque m’a donné la conviction que je tenais effectivement la suite de ma réflexion. C’est fou, ce que la mémoire et le toucher peuvent savoir à notre insu!
La recherche du vrai
Léviathan (Actes Sud, coll. « Le livre de poche » no 13907, 1992) est un roman sur la vérité, c’est-à-dire sur les rapports que nous entretenons subjectivement les uns avec les autres et avec le réel objectif, question que je creuse depuis De filmer et d’écrire vrai (2018).
Dans sa recherche de « la vérité », l’alter ego de Paul Auster (P. A.), Peter Aaron (P. A.), admet d’emblée, p. 136, qu’il n’a « aucune idée » de ce qu’il est en train de faire. Il faudrait donc lire entre les lignes de son récit et chercher le minerai de sa réflexion sur la base de ce qu’il dit et ne dit pas.
Non content d’affirmer qu’il avance à l’aveugle dans son récit, il fait aussi comprendre que ce qu’il sait n’est qu’un point de vue parmi d’autres, que chaque personne n’est consciente que d’une partie de sa réalité et de celle des autres, et qu’une partie du réel échappe à tous les témoins. Comme manifestation de cette étonnante circonspection, le lecteur rencontre constamment des phrases du genre « ça ne signifie pas que » (p. 122), « cela ne veut pas dire que » (p. 174, 180, 187), « pour autant que je sache » (p. 142, 166), « je suppose », « je pense » (p. 142, 181), « j’ai tendance à penser que » (p. 165), « tout cela n’est que conjectures » (p. 142)… La liste est longue. Je pourrais l’étendre sur une demi-page.
Dans sa traque de ce qui est vrai, de ce qui s’est réellement passé, le narrateur tente d’établir la juste part des récits que les différentes personnes impliquées lui communiquent et des faits dont il a été un témoin direct, c’est-à-dire de l’histoire qu’il s’est racontée à lui-même en se fondant sur ses propres perceptions et leur contexte. Il résulte de ce « témoignage » une mosaïque de données de conscience qui ne donnent de la réalité vraie qu’un aperçu pointilliste, parcellaire. Le texte donné à lire, Léviathan, ne serait qu’« un symptôme de [l’]ignorance en toutes choses [de son auteur], un emblème de l’inconnaissable » (p. 194).
Si Paul Auster et son narrateur se donnent la peine de consacrer 26 pages (p. 84-110) sur les 318 que compte le roman aux « projets » de Maria Turner, un personnage qui demeure relativement secondaire dans l’économie du récit, j’en déduis qu’ils doivent considérer ses expériences de pensée pratiquées dans la réalité comme autant de coups de sonde susceptibles de révéler des vérités fondamentales.
Pour vous faire comprendre la nature des expériences de Maria Turner, en voici un petit florilège : conserver ses cadeaux dans leur emballage d’origine; manger chaque jour des aliments de couleur spécifique ou dont le nom commence par la même lettre de l’alphabet; donner anonymement des vêtements à quelqu’un qui ne sait pas s’habiller; consacrer trois ans de sa vie à passer systématiquement quinze jours dans chaque État des États-Unis; téléphoner aux personnes listées dans un carnet d’adresses non identifié trouvé dans la rue; prendre la place d’une amie qui se prostitue; rencontrer chaque jeudi un rescapé de la vie que des photos prises de lui convaincront de sa propre existence…
Il s’avère que les révélations obtenues par ces stratégies, toujours ténues, ne poussent jamais Maria qu’à tenter de nouvelles expérimentations, lesquelles sont autant de nouveaux romans que Paul Auster inscrit dans une réalité fictive. L’artiste qu’est Maria, l’écrivain qu’est Paul Auster, pareils à des chasseurs, consacreraient leur vie à tirer des flèches en direction de la fuyante réalité, dans l’espoir de toucher quelque chose de vrai et de revenir avec un trophée.
S’avérer au monde
Paul Auster, son alter ego romanesque (Peter Aaron) et moi nous accordons sur l’existence d’une réalité commune, celle de tous les jours. Nous ne prétendons pas que la réalité ni même que la vérité sur la plupart des réalités sont inconnaissables. Nous sommes d’accord sur l’existence de faits vérifiables et prévisibles. Ces faits nous permettent au quotidien de reconnaître nos voisins parmi les inconnus, de nous arrêter au feu rouge et d’inscrire un rendez-vous avec une personne précise pour un emploi du temps convenu à l’avance. Une réalité commune existe, tout n’est pas qu’illusion. Cette réalité est couramment admise et constitue le fondement de notre vie en société. Là n’est pas la question.
Ce qui nous sépare d’une vraie connaissance du réel, d’un authentique partage de conscience, c’est la perception que chacun a (et se fait) de la réalité, des faits, de ce qui est avéré. C’est ce qui nous différencie les uns des autres, c’est ce sur quoi nos points de vue, nos souvenirs et nos avis divergent, la source première de l’incommunicabilité.
Si une coccinelle pouvait parler, elle prétendrait que le monde est en noir et blanc, alors que celui-ci nous apparaît à nous en millions de couleurs. Encore que nos yeux, adaptés par l’évolution à nos besoins, perçoivent uniquement les couleurs utiles à notre survie, ce qu’on appelle « le spectre visible ». Les autres rayonnements — les rayons X, l’infrarouge, les ondes radio, par exemple —, qui existent pourtant bel et bien, échappent totalement à nos sens parce que cette information serait superflue dans le cadre ordinaire de notre survie.
Ce qui nous intéresse, Paul Auster, Peter Aaron et moi, c’est la vérité du réel. Or, ce à quoi nous avons généralement accès, se borne au spectre étroit de la vérité subjective que nous en donnent nos perceptions et la capacité de notre cerveau à interpréter celles-ci. Les malentendus découlent de cet écart.
Bien sûr, la méthode scientifique nous permet d’approcher le réel dans sa réalité démontrable, qu’on appelle objective par hypothèse. Ce n’est pas au premier chef ce qui nous intéresse ici. Nous cherchons plutôt à évaluer le plus sûrement possible la distance qui sépare nos perceptions individuelles du monde réel, de même que l’écart qui existe entre ces perceptions et celles de nos semblables.
Pour cerner « la vérité » des autres, il semble donc approprié d’exclure d’emblée toute opinion, ce qui implique de réserver son jugement. En ce sens, la méthode de Peter Aaron, qui consiste à laisser le champ libre au hasard et aux conjectures — « pour une raison ou une autre » (p. 163), « dans la mesure où je suis capable d’en juger » (p. 171), « dans l’idée que je m’en fais » (p. 169), « je n’ai aucune possibilité de savoir » (p. 135) —, paraît le plus justifiée.
Parallèlement, il y aurait bien une autre vérité, la mienne, celle de l’expérience individuelle, intransmissible. « Subjectivité » en serait le fin mot. Ce filon mènerait à « la vérité selon moi », cet évangile que chaque être humain se raconte à lui-même dans le secret de sa conscience. « Tout homme est l’auteur de sa propre vie », affirme Victor Fogg, un autre personnage de Paul Auster (Moon Palace, Actes Sud, coll. « Babel » no 68, 1990, p. 21). Et par « auteur », il faut entendre « narrateur ». C’est le cas du « je » dans Léviathan tout comme dans Moon Palace.
Mais « Qu’est-ce que la vérité? » demandait Pilate il y a deux mille ans. Est-ce la réalité que nous avons en commun, celle dont les autres témoignent ou l’idée qu’on s’en fait? Serait-ce encore l’union miraculeuse des trois : se sentir vivre intensément, c’est-à-dire trouver le moyen d’inscrire sa narration dans une incontestable réalité consensuelle?
Qu’est-ce que l’alpiniste, le surfeur, l’explorateur, l’artiste, l’écrivain — et même l’adepte de l’égoportrait! — ont en commun, sinon une activité qui leur donne le sentiment de vivre pleinement, « pour vrai »? Leur activité préférée, n’est-elle pas un levier qui leur permet d’établir un lien indubitable entre leur conscience subjective, le réel objectif et l’attestation d’autrui? Dans tous les cas, le fondement du plaisir demeure le même : se persuader de sa propre existence (et de sa valeur) en obtenant des faits et des autres l’assurance que sa narration personnelle est avérée.
Mon site Web aurait-il un double fond?
Quand, il y a quatre ans, j’ai enfin pu me libérer de l’obligation de louer ma cervelle pour gagner ma vie, j’ai pensé, à tort ou à raison, que l’urgence n’était pas du côté d’un nouveau texte, mais du côté de la sauvegarde de ce que j’avais écrit de mieux jusque là. J’ai donc bâti un site Web où j’ai rassemblé pour la première fois, à titre de « legs », une édition critique de tous mes textes publiés. Et puis j’ai entrepris le dépouillement de ma centaine de carnets de sténo, qui couvrent plus de trente ans de réflexions, d’observations, de citations et de notes de lecture.
Peu à peu, je me suis rendu compte que j’accordais une importance imprévue à ce qui n’était pas de moi, c’est-à-dire… aux citations.
J’ai d’abord regroupé une bonne partie de celles-ci sur mon site dans un article intitulé Citations et notes de lectures. Cet article a pris du coffre avec le temps, au point qu’à ce jour, il représente à lui seul environ 100 pages Word (plus de 20 800 mots). Par la suite, j’ai eu l’idée de publier sur Twitter une citation humaniste par jour. Aujourd’hui, j’ai ajouté la 693e sur mon compte twitter.com/andreguyrobert. Comme on aurait pu s’y attendre, mes abonnés ne se comptent pas par millions, mais par dizaines, deux pour être exact!
Qu’à cela ne tienne! En deux ans, j’ai traversé tous mes carnets et en ai extrait les citations dont la valeur à mes yeux ne s’était pas démentie. Quand je suis arrivé vers la fin du plus récent carnet, et que les citations restantes s’annonçaient pour être les dernières, il m’est venu à l’esprit que je pourrais passer des carnets aux livres de ma bibliothèque.
J’ai donc entrepris récemment de rouvrir mes romans un à un et d’écumer les citations colligées dans les pages liminaires. Je reprends ainsi contact, jour après jour, avec chaque œuvre, dans l’ordre alphabétique (idée à la Maria Turner), et je partage leur « substantifique moelle » sur Twitter ou dans mon article Citations. En même temps, je découvre que l’exercice s’apparente à un défilé méthodique des éléments de ma propre vie de lecteur.
Cette relecture m’a rappelé celle que mène un autre personnage de Paul Auster. Après avoir épuisé ses ressources, il ne reste plus, dans l’appartement vide de ce jeune homme, que les 76 cartons contenant la collection de livres de son oncle décédé, héritage auquel il n’avait pas encore touché. Ne trouvant pas de meilleure solution que de vendre ces livres pour se payer à manger, il entreprend de les lire systématiquement avant de les monnayer. Il les lit dans l’ordre chronologique où son oncle les avait lus et classés. Il les lit l’un après l’autre, jusqu’au bout, sans porter de jugement, et quel qu’en soit le genre : roman, essai, théâtre… Il les lit pour honorer la mémoire de son oncle et pour s’accorder le droit de s’en séparer par petits lots. En fractionnant son héritage de la sorte, il fractionne aussi son deuil.
Je me souvenais en détail de cet épisode, mais je ne retrouvais pas le roman dans lequel il se trouve.
À sa manière toujours discrète, ma mémoire vint de nouveau à la rescousse : dès que j’eus fini de relire Léviathan, le titre Moon Palace s’alluma dans ma tête. C’était précisément le roman où j’allais retrouver Marco Stanley Fogg et sa lecture intégrale de la bibliothèque de son oncle (p. 43-58). Autre signe que la mémoire profonde en sait plus que la mémoire usuelle, et qu’elle a les moyens de souffler le texte à la conscience.
Bien sûr, ma démarche, quoique systématique, ne va pas aussi loin que celle de Marco Fogg : je ne relis pas tous mes livres comme lui. Cependant, le fait de faire le tour de ma bibliothèque en début de retraite m’apparaît comparable au tour de bibliothèque du personnage de Paul Auster. Dans les deux cas, il s’agit du « traitement » d’un legs.
En somme…
J’ai tiré plusieurs fils qu’il me tarde de nouer. En voici les principaux :
- Mon intuition me guide avec plus de sûreté dans mes archives mémorielles que ma mémoire ordinaire. C’est mon intuition qui m’a aiguillé directement vers Léviathan et Moon Palace. Je peux lui faire confiance.
- Il existe un écart entre la réalité consensuelle, la réalité perçue et la réalité objective.
- Au fil de sa vie, chacun élabore son évangile de vérité. Il n’y a pas à en discuter : chacun a raison pour lui-même… par hypothèse! Essayer de se convaincre les uns les autres de sa propre vérité aboutirait à des contrevérités et à des affrontements. Il vaut donc mieux ne pas s’aventurer dans cette voie.
- La vérité de chacun est affaire de perception et d’interprétation. En cette matière, l’expérience individuelle est essentiellement incommunicable. L’incommunicable servant de base aux a priori, les malentendus sont inévitables.
- Chacun pratique de préférence les activités capables de lui rapporter une plus-value sur ses expériences. En liant sa narration subjective au réel objectif, l’individu atteste mieux son existence et sa valeur. Pensons aux joies de l’élite sportive, par exemple.
- On peut compter sur des stratégies systématiques pour forcer l’inconnu à dévoiler une part de ses mystères.
- Nos paroles et nos gestes, nos décisions et nos productions trahissent des messages sous-jacents ou des intentions inconscientes.
- Mon site Web donne à lire et à voir le contenu d’une valise à double fond. Il y a ce qui saute aux yeux. En dessous, on peut sentir le fouissement d’une taupe lancée dans la construction d’un passage secret.
- Un texte de fiction basé sur des intuitions inexplicables rendrait mieux compte de ce que je veux dire que tous ces raisonnements de cuisine. Relire, par exemple, la quatrième partie de La gravité.
Cette réflexion qui me suit partout depuis deux semaines va de ma tête aux livres de Paul Auster et en revient. Ce matin, par exemple, j’ai reçu un message de Moon Palace (p. 175) : « Tout cela ne rend pas mes motifs plus apparents, mais l’entreprise y trouve une sorte de logique souterraine. »
Laval (Québec), du 31 juillet au 18 août 2020.
© André-Guy Robert, 2020
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