J’étais sûrement d’âge préscolaire. Je m’en souviens parce que j’avais encore tout mon temps.
Le jour, ma mère vivait dans la cuisine, et moi, dans le reste de l’appartement. Quand je ne circulais pas dans le couloir à grands coups de jambe, un genou dans ma voiturette, je jouais avec mon jeu de cubes sur le seuil de ma chambre.
J’aimais ces blocs de bois parce qu’ils me permettaient toutes les combinaisons.
Alignés sur le plancher, ils délimitaient le périmètre d’une maison; empilés, ils formaient un mur ou une colonne; je pouvais même, en les décalant, ériger une arcade :
Tout alla bien jusqu’à ce que mon père m’apporte des retailles de la forme suivante :
« C’est pour jouer, déclara-t-il. Un cadeau de grand-papa. »
Je sus au premier coup d’œil que ça n’irait pas. Quelle idée de faire des blocs pareils! Passe encore pour le côté plat. Mais alors, pourquoi cette courbe? « On ne peut rien faire avec une courbe! » Ç’a été ma première réaction.
Bien sûr, je ne voulais pas décevoir papa, et encore moins grand-papa : ils avaient voulu me faire plaisir! J’ai donc remercié papa en essayant d’être le plus souriant possible.
La pression était forte : il y avait tout un sac de ces retailles de bois. Aucune n’était « normale ». Elles avaient en commun cette forme bizarre : droite d’un côté, courbée de l’autre. Comment pourrais-je les empiler?
Une fois seul, j’ai commencé par vider le sac sur le plancher. Peut-être les morceaux seraient-ils compatibles entre eux? J’en combinai deux :
J’avais trop espéré. On n’obtient pas d’angles droits avec des courbes, j’aurais dû m’en douter. En plus, celles-ci n’étaient pas complémentaires : regardez-moi ce jour entre les pièces! Non.
Essayons du côté plat…
Un peu mieux. Mais les deux formes resteraient fermées. Pas moyen de les combiner avec une troisième. Somme toute, je n’obtenais que trois combinaisons sans intérêt pratique et sans avenir.
Il fallait pourtant que je trouve une solution pour que la générosité de grand-papa porte ses fruits.
Je me tournai vers mon jeu de cubes.
Quelles étaient les possibilités? Je fis un gros effort de conciliation. Au bout d’un moment, j’avais construit ceci :
Première constatation : les retailles étaient plus étroites que mes cubes. J’essayai deux retailles de large. C’était trop : elles s’écroulaient. En doublant les colonnes, ça allait, mais la différence de largeur paraissait plus marquée.
Deuxième constatation : les retailles étaient un peu plus longues qu’une rangée de cubes. Il aurait fallu espacer les cubes pour aligner les deux bouts. Je n’aimais pas l’idée de les espacer. Ç’aurait été tricher. Que faire?
Si je me souviens bien, c’est à ce moment que maman est venue me faire un câlin…
Des années plus tard, elle allait me rapporter, mi-figue, mi-raisin, que je m’étais alors dégagé en disant : « C’est pas l’temps d’zuer! »
* * *
Ma lutte avec les blocs inconciliables s’est enregistrée dans ma tête d’enfant comme un moment charnière dans ma vie. Un moment que j’ai sans doute mythifié avec le temps. Quant au problème posé, il est resté insoluble, comme tous les mythes. Mais il m’a donné une perception du monde particulière qui est encore la mienne aujourd’hui.
J’ai en effet le sentiment profond que tout système rassurant comme un cube laisse de côté forcément, et parfois férocement, quelque chose de très inquiétant : les courbes. Ce qui n’empêche pas les courbes de se méfier viscéralement des cubes!
Je vous laisse ranger dans chaque camp tout ce que ces bannières annoncent, tant sur le plan personnel que social.
Mon point de vue : tant qu’on n’aura pas trouvé le moyen d’intégrer dans le même jeu les cubes et les retailles, on n’aura pas l’esprit en paix.
* * *
Pour compliquer les choses, le monde ne s’arrête pas aux dualités. C’est l’encyclopédie du possible : millions de couleurs, milliards d’êtres vivants, variantes par milliards de milliards, infinité d’événements. Dans les gangues de la matière noire et de l’énergie sombre, la matière ordinaire coule, pure ou chargée de scories, et s’enroule, s’enchevêtre, s’embrouille et prend les formes les plus diverses.
Tout est marbré, en transition. Le chaos cherche la matière, la matière le vivant, le vivant la pensée, la pensée les mythes, et là s’affrontent des cubes et des courbes!
Je me suis intéressé jeune à la philosophie. J’y ai cherché ardemment le sens du monde et de ma vie. J’avais imaginé que la philosophie s’était construite de génération en génération comme les sciences exactes, et j’avais hâte d’apprendre à quelles explications concordantes les penseurs étaient parvenus. Quelle déception! Dans ses formes classiques, la philosophie s’avérait être une succession de systèmes fermés sur la vanité de leurs auteurs. Aussi fermés que les trois couplages de mes retailles de bois : sans véritable emploi pratique et sans avenir.
Quand il fut temps de m’inscrire à l’université, j’ai choisi la littérature. Ses auteurs, instinctivement réfractaires aux systèmes fermés, allaient m’ouvrir l’esprit à des combinaisons illimitées. Les plus dignes de confiance s’entendent pour décrire un monde dénué d’explications, essentiellement fondé sur l’humble attestation de ce que chacun perçoit par les sens et comprend par son cerveau. Les écrivains ne sont pas là pour remonter le moral des lecteurs mais pour pénétrer les mystères. Au lieu de chercher à concilier les cubes et les courbes, ils laissent exister ce qui existe. Ils se bornent à montrer comment ce qui existe interagit, quel accord dissonant sort de cette interaction et à quel point cette dissonance, parce qu’elle est poignante, nous attache les uns aux autres et au monde.
* * *
L’affaire de la littérature, c’est l’émotion existentielle.
Kafka m’a enseigné que nous sommes « comme des enfants perdus dans la forêt » et Baudelaire, que cette forêt est composée de symboles.
La littérature m’a appris à ne pas craindre l’inconnu, à écouter ma petite voix intérieure, à valoriser ce qui prend le chemin de mes sens, à admettre que nous ne sommes pas si différents les uns des autres… et que nous formons ensemble une sorte de jeu de blocs.
Peut-être sommes-nous chacun une facette à la surface d’un œil, et que c’est l’ensemble de ces facettes de formes particulières, apparemment incompatibles, certaines étant carrées, d’autres courbées, qui donnera un jour la vue à l’humanité.
2019-08-22
© André-Guy Robert, 2019
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