Malgré la réception plutôt neutre dont elle a fait l’objet jusqu’ici, je continue de penser que l’anecdote que je m’apprête à raconter finira bien par aider quelqu’un quelque part.
C’était une période stressante de ma vie, surtout au travail. Je me voyais enfermé dans les obligations routinières, des contraintes de productivité épuisantes, et j’avais par surcroît l’impression d’avoir perdu contact avec moi-même. Je fonçais tête baissée, sans rien voir que le sol et mes pieds.
J’ai alors eu l’idée suivante : acheter un tout petit carnet à spirale pour y noter les bons moments.
Le carnet devait être le plus petit possible : son format m’inciterait à une concision extrême. Sous la date du jour, j’allais noter quelques mots clés. Il ne s’agissait pas de remplacer la mémoire, au contraire. Il fallait l’éduquer, la dresser comme on le fait d’un chien maussade, la forcer à se souvenir du bon.
« Mots clés »? Humbles bornes le long du chemin, laconiques, concentrées. Pierres blanches, ou peut-être juste un peu plus pâles que les autres, pour signaler un bon moment, quelque chose de plaisant et d’inattendu, qui servirait de marqueur.
À la fin de chaque jour, je m’arrêterais pour réfléchir à quelque moment de grâce que j’aurais vécu ce jour-là : « Qu’est-ce qui, dans ma journée, a véritablement été pour moi “un bon moment”? » J’allais être honnête, précis.
Le lendemain, j’ai commencé ma journée en pensant qu’il me faudrait bien trouver, dans la grisaille habituelle, le bon moment que j’allais noter dans mon carnet. J’étais loin d’être sûr d’en trouver un.
Eh bien! qu’elle ne fut pas ma surprise d’en vivre un à l’heure du midi. Une collègue me confia que sa fille, qu’elle n’arrivait plus à joindre, lui avait téléphoné. Elle était en sécurité, ah! Ma collègue était si heureuse de me faire partager cette nouvelle que ses yeux s’embuèrent. Ce fut tout de suite comme si j’étais passé derrière. J’étais devenu Estelle, je communiais à sa joie tout entier. Quel moment d’intimité! Quel privilège! J’en étais tout retourné.
De retour à mon bureau, je me sentais encore délicieusement attendri. Sur la première page de mon carnet, j’ai noté : « La joie d’Estelle. »
Un air de musique… un café entre amis… les remerciements d’un collègue sévère… un bon film… une accolade inattendue… le parfum délicat d’une femme… des nuages magnifiquement éclairés… l’ambiance festive à la sortie des bureaux… Mon carnet se garnissait peu à peu de bons moments, et je prenais conscience de la chance que j’avais d’en vivre au moins un chaque jour. Parfois deux. Et même trois.
Au bout d’un mois et demi à découvrir les bons moments, à les noter avec dévotion, je fis un rêve surprenant : je déchirais mon carnet. Je n’en avais plus besoin.
Au réveil, je me saisis de mon carnet et le déchirai d’un geste sûr, comme dans mon rêve. C’était bien vrai : je n’en avais plus besoin.
Je n’ai jamais regretté d’être guéri.
2019-08-20
« Une habitude de notre maisonnée consiste à régulièrement témoigner de notre gratitude dans les pages d’un petit cahier trônant dans le salon. Hier soir, mon plus vieux a formulé ceci : “Merci la vie parce que notre mère nous alimente bien” […]. »
(Sandy Lachapelle, « Merci pour l’abondance alimentaire »,
Le Devoir, 18 et 19 juin 2022, p. A11)
Quelle bonne idée! Non seulement devrait-on tenir un journal de gratitude dans chaque foyer, mais enseigner cette idée à l’école en plaçant dans chaque classe un tel cahier : « Merci pour le cours d’histoire d’aujourd’hui. J’ai compris quelque chose d’important. » « Merci à une telle. Sans son aide, je n’aurais pas réussi mon examen de français. » Merci, un mot qui fait du bien.
Quand on se concentre sur la gratitude, la haine ne nous effleure pas.
2022-06-18
© André-Guy Robert, 2019, 2022
Toute reproduction sans l’autorisation préalable de l’auteur est interdite.
Demande d’autorisation : andreguyrobert@hotmail.com
Retour à la page https://andreguyrobert.com/les-carnets-dandre-guy/
> Réflexions