Portrait

Quand je rentrai dans l’obscurité de la cuisine surchauffée, la maison embaumait la lotion après-rasage. Il n’y avait pas de plus beau signe de paix que cette odeur-là, celle de mon père, le samedi soir. À la porte de la salle de bain, il venait de paraître, torse nu, ne portant que son pantalon de pyjama beige à rayures, les cheveux encore en désordre, mouillés. Demain serait dimanche, on le voyait sur cet homme.

Mes poumons se gonflaient tout à coup d’un bonheur panique. Nous n’avions pourtant rien à nous dire : mon père n’acceptait pas mon amoureuse, et je ne m’intéressais guère à son travail. Seul, peut-être, durait l’effet d’un vieux souvenir : moi, vers l’âge de trois ans, assis sur les genoux de mon père, par un soir d’été comme celui-ci, en compagnie du visage souriant de ma mère, qui me regarde et approuve, assise à ma gauche sur la chaise de cuisine; et nous trois, sur le balcon, sans frère ni sœur, seulement occupés du bienfait de notre présence mutuelle et exclusive, de l’air tiède que nous laissons couler sur nous, du parc orange et vert, en face, lumineux encore, d’où nous arrivent des cris ludiques, et qui se déroule, à perte de vue, dans le soleil couchant. Et moi, si fier d’avoir mes deux parents pour moi tout seul, je me mets en frais de susciter leur fierté. Je prétends que la vue qu’ils m’ont donnée est supérieure à celle de mon père, reconnue pour être perçante. La preuve en est que je suis le seul à voir les formes lointaines que j’invente : le camion rouge à l’horizon, la dame avec le gros sac… Mes parents s’amusent à me croire; j’ai l’impression de grandir.

Mais quand mon père sort du bain, et qu’une sorte de gêne va me faire détourner les yeux, j’observe en secret que son torse blanc met à la vue le rose tendre de ses seins, et c’est comme un aveu : mon père lui-même est tendre. J’ai le sentiment de n’avoir jamais menti sur l’acuité de ma vue.

 

Montréal, du 11 février 1989 au 6 août 1990.

 

© André-Guy Robert, 1989, 1990
Toute reproduction sans l’autorisation préalable de l’auteur est interdite.
Demande d’autorisation : andreguyrobert@hotmail.com

 

Nouvelle tirée d’un épisode
de L’Éclat des Passions, roman inédit.

Publiée dans :
Le Sabord, numéro 31, « Miniature »,
Trois-Rivières, été 1992, 41 p. [p. 34];
l’éditeur n’a pas répondu à la demande
d’obtention d’un permis de reproduire.

 

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