Quand je pense à la liberté, je ne pense pas en écrivain. Je suis un voyageur qui vient de poser le pied sur une plage de Langlade, après une longue traversée en bateau depuis la ville de Saint-Pierre, et qui répond « Non merci » aux Miquelonnais lui offrant aimablement une place dans leur jeep en partance pour le village de Miquelon. « J’y vais à pied par la Dune! — C’est loin! — Je sais; merci tout de même! » C’est le premier temps de la liberté.
Les personnes qui restent groupées autour des camionnettes, je ne peux m’empêcher de les regarder de haut. Mais tout de suite, mes yeux se portent en avant, et je ne pense plus qu’au plaisir d’être bientôt seul à des kilomètres à la ronde. Je crie, je saute en l’air; il n’y a pas de témoin; je sors de mes bottines. Je marche à pieds nus dans ma vie… pour la joie du sable entre les doigts du temps. L’air iodé qui court sur les plages, et qui charrie le sable et le crachin, est un alcool violent qui tourne la tête en direction du nord, du nord de soi. En dilatant le corps, il donne à l’âme une transfusion d’immensité. J’ouvre aux vents du large la rose de mes bras, j’affûte mon regard sur les horizons successifs de mon être.
C’est ici, dans la haute solitude exploratoire (expiatoire, peut-être? rédemptrice, qui sait?), c’est ici, dans l’éloignement, le silence d’autrui, que le paradoxe arrive :
je me sens proche des autres. Dans mon souvenir, chacun défile, unique, irremplaçable; la souffrance universelle se fait sensible, et les bons moments, et la sollicitude indispensable entre les êtres. J’accède à la vie intérieure des autres dès que j’accède à la mienne. Deuxième temps de la liberté.
Après des heures de route, je constate, de plus en plus inquiet, que j’ai sous-estimé mon champ d’exploration. L’après-midi s’achève, et je sors à peine de l’isthme de Langlade (où, sur dix kilomètres, j’ai piétiné dans le sable fin). Il me reste aussi long à parcourir d’ici Miquelon : toute l’île à traverser avant d’atteindre le village où l’on m’attend pour la nuit. Je n’ai pas apporté de tente et n’ai plus de provisions. La solitude tourne à l’isolement.
De la même manière, l’écrivain peut s’aventurer dans un projet, raisonnable en apparence, qui se révèle être hors de proportion. Voilà précisément ce qui m’arrive. Ayant commencé en février 1982 un roman qui devait compter deux cents pages, je me mesure aujourd’hui à un manuscrit de plus de 1 300 pages qui vogue allègrement vers le double mille feuilles… Ne disposant que de mes samedis pour écrire (liberté conditionnelle que celle de « gagner sa vie »!), je progresse comme sur l’isthme de Langlade. On me crie de loin en loin : « Quand donc auras-tu fini ton livre? » ou : « Tu n’es pas découragé? » quand ce n’est pas : « Viens donc avec nous, la vie est belle! »
Mais je m’obstine dans ma résolution. Jeune enfant, déjà, je n’observais autour de moi aucun ordre intelligible. Je m’étais imaginé qu’un géant, dans sa maladresse, avait renversé pêle-mêle le casse-tête du monde. Qu’à cela ne tienne! il suffirait de le reconstruire… (Comme on le voit, ma petite taille ne m’empêchait pas de voir grand!) L’orgueil, voilà le nœud gordien, le grand motivateur. C’est parce qu’ils croient au produit de leur imagination que les artistes ont pris le relais des alchimistes. Ils aiment le moment où la pensée, devenant magique, parvient à leur dorer jusqu’à l’incertitude d’atteindre Miquelon avant la nuit. C’est ici le point de non-retour, dernier temps de la liberté.
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De même que le parfum des fruits n’égale pas celui des fleurs, l’exercice de la recherche présente souvent plus d’attrait que ses résultats. (D’où ma prédilection pour les œuvres inachevées.) Les années pendant lesquelles j’ai écrit en toute gratuité dans mon livre perpétuel, je me suis senti heureux comme au sommet des dunes quand je pouvais voir l’océan des deux côtés sans m’inquiéter de la tombée du jour. Et lorsque je m’enfermais par beau temps pour écrire, je me riais des esclaves du beau temps. « Mon soleil éclaire mieux que le vôtre, pensais-je. Ma liberté s’exerce dans un laboratoire où tout est possible. J’invente le monde, les Hommes et Dieu à ma propre image… et cette image même, je la réinvente au besoin! » Que vaudrait la liberté, en effet, si on ne pouvait se l’appliquer à soi-même, comme un chrême dont on oint les élus, qui guérit les affligés, dispense les Pouvoirs et révèle la sphère luxuriante du pensable?
Cette euphorie quasi religieuse des débuts de textes, comme celle des premiers chrétiens, ne dure pas cependant. L’orgueil reprend sa place au milieu des labeurs qui n’ont d’autre but que de réenfanter la même joie panique. Et l’euphorie revient, oui, qui vous soulève quand tout s’enlisait sans force. On ne se relit pas soi-même. On lit un étranger qui revient de loin.
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L’écrivain n’accepte pas les choses telles qu’elles sont. C’est l’empêcheur de tourner en rond, le retors, le maniaque, le perfectionniste, le lunatique, l’ange et le diable, celui qui ne tond pas sa pelouse, qui ne fait pas ses courses le samedi, qui prélève du temps sur celui de ses proches pour travailler tout le jour une phrase qu’en fin de compte il ne gardera pas, celui qui se réveille en pleine nuit pour noter son rêve (comme s’il était de la plus haute importance qu’il fût écrit!), celui qui, au lieu de vous conseiller utilement, écoute les résonances de votre discours sur son chant intérieur, ou qui éreinte ses lectures pour en tirer un suc inattendu, le naïf intraitable, l’illusionniste, le dompteur de mots, l’aventurier, le bâtisseur d’idées, le découvreur de labyrinthes, le Minotaure et l’évadé, celui qui, en un mot — ou, plus exactement, en plusieurs milliers de mots —, cherche dans sa fièvre la preuve qu’il est en vie. Il incarne aussi tout le contraire de ces clichés auxquels il fait faux bond et desquels il déborde de tous côtés, car il sait gagner sa vie, aimer ses proches, immoler son temps, écrire sur commande, courir les lancements et participer, comme aujourd’hui, à un livre qui l’éloigne de son œuvre mais qui lui donnera, en échange, le privilège de mêler sa petite voix à celles de gens de lettres. Être ignoble? Non pas. Être humain, tout simplement.
Car l’écrivain et l’être de tous les jours tournent l’un autour de l’autre en étoile double : l’un danse et l’autre danse, et tous deux dansent ensemble. Les âmes opaques que l’être de tous les jours conduit à l’écrivain, celui-ci les éclaire de l’intérieur. Et quand l’être va porter cette lumière aux âmes, celles-ci la lui rendent, magnifiée.
L’écrivain veut « tout dire » et « le dire »; se faire entendre, se faire connaître, se faire aimer. Et il dispose de si peu de temps! L’écrivain s’est arrogé une poignée de sable qui lui file entre les doigts. Il vient d’écrire une phrase, et ça lui coûte une heure, un jour! Comment tout dire alors? comment le dire? Si la matière à dire ne grouillait pas tant aussi! Pour chaque idée, dix mots, pour chaque mot, dix nouvelles idées, cent nouveaux mots, mille combinaisons possibles… Pour chaque épisode, dix chemins de traverse, deux cents histoires, trois cents personnages, et tous promettent mer et monde… Ose-t-on en suivre un seul, juste pour voir, les cloches se mettent à résonner jusqu’au fond de l’univers! La littérature est délire, foire de perceptions. Chaque mot est un puits d’échos, de reflets où l’on risque de tomber. L’expérience acquise ne sert pas : chaque texte est un nouveau-né qu’il faut rendre libre à sa façon. Alors que toute une vie n’y suffirait pas, l’écrivain doit se contenter de temps passé en contrebande.
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Car voici ce qui tient en haleine et qui tient tout ensemble l’écriture, la liberté et l’exercice de l’un et de l’autre : le besoin de fusion. L’écrivain veut refaire le monde tout en se nourrissant de celui-ci… et de contradictions. Il forge son identité au contact du grand tout qu’il réinvente. Il est père et mère, et procède de l’un et de l’autre. Il recherche devant lui ce qu’il y avait avant tout : le bien-être présumé de l’osmose fœtale.
Sur la route qui mène à cette fusion, l’écrivain se montre meilleur que moi : plus patient, plus indulgent. Prométhée de l’ère moderne, il vole aux dieux de la Productivité le temps de s’exercer à la vie intérieure de chaque être, et à la sienne. Sa démarche, qui m’entraîne à sa suite, le conduit à des épousailles universelles. Non pas qu’il voie tout en rose (c’est tellement gris, au contraire!). Seulement, il s’unit à son sujet jusqu’à prendre l’identité de celui-ci. Il devient tour à tour la victime et le bourreau, et la souffrance entre les deux, et l’atroce ambiguïté des liens odieux, et tous les degrés de la compromission. Il se fait homme et femme, et successivement, et à la fois, avec toutes les circonstances atténuantes. L’écrivain n’a pas froid aux yeux. C’est lui qui touche car tout le touche déjà. C’est lui qui manifeste la petite voix, au fond des âmes, et qui prête la sienne aux sans-voix, aux bâillonnés, aux oubliés, aux disparus. L’écrivain rend la justice : il étreint, alors même que je n’ose pas encore.
L’écrivain me prophétise. J’ai le goût de lui donner raison.
Montréal, du 3 au 27 mai 1989.
© André-Guy Robert, 1989
Toute reproduction sans l’autorisation préalable de l’auteur est interdite.
Demande d’autorisation : andreguyrobert@hotmail.com
Essai publié dans :
Centre québécois du P.E.N. Club International,
L’écrivain : liberté et pouvoir, Québec, Septentrion, 1989, 131 p. [p. 104-107],
ouvrage collectif distribué aux participants du Congrès mondial 1989
du Centre francophone canadien du Pen Club international
tenu à Montréal à la Place Bonaventure
sous le thème « L’écrivain et l’exercice de la liberté »;
l’éditeur n’a pas répondu à la demande
d’obtention d’un permis de reproduire.
Les trois derniers paragraphes ont été réédités dans :
Centre québécois du P.E.N. International,
Bulletin, numéro 7, automne/hiver 2007, 8 p. [p. 8].
https://penquebec.files.wordpress.com/2013/03/bulletin13_hiver2007.pdf
(Consulté le 23 mars 2017.)
Voir ci-dessous.
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