Le prélèvement

Une femme chétive qui porte sur elle tous les signes d’une vie de misère. Elle n’a même pas besoin de m’adresser la parole ou de tendre la main. Nos regards se sont croisés. Nous savons tous deux pourquoi elle m’attend. C’est bien à moi qu’elle s’adresse de toute sa présence.

Nous nous sommes arrêtés l’un devant l’autre, proches. Les usagers du métro circulent autour de nous, invisibles. C’est l’heure de pointe.

Je fouille déjà dans mon porte-monnaie. Je sais que j’ai beaucoup de monnaie aujourd’hui. Je voudrais trouver la plus grosse pièce, celle que je donne d’habitude, sans montrer le reste. Et même, je serais prêt à lui en donner deux. Pour la confiance qu’elle m’inspire.

Je plonge les doigts dans les pièces et en retire un cinq cents. Un cinq cents! C’est tout ce que j’ai pu saisir, c’est ridicule.

Je verse donc la monnaie dans ma main, sous les yeux de la pauvre dame. Je suis exposé, c’est gênant. Il y a beaucoup de pièces; je ne veux pas tout donner. Je ramasse deux des grosses pièces que j’ai l’habitude de donner. Ce n’est pas assez pour arrêter de quêter, je le sais, nous le savons tous les deux. Alors, elle pense à régler ça tout de suite pour aller manger. Elle en demande une troisième. Ça force.

— C’est pour manger au McDo.

Je lui dis : « Vous êtes gourmande! » (Je ne pense pas à sa faim, mais à l’audace.) En même temps, je me dis qu’on ne va pas loin avec trois fois rien même au McDo. Elle a alors cette réplique :

— Je prends juste ce dont j’ai besoin.

Je la regarde aux yeux, étonné. Elle sait que j’ai compris. Nous partageons un instant ce regard-là. Un regard de commisération. À cet instant précis, je ne sais pas qui est le plus pauvre de nous deux, et qui fait la charité.

Je lui donne trois de mes plus grosses pièces et lui dis : « Bonne chance », un souhait que je trouve tout de suite dérisoire. J’ignore si, en disant cela, je suis allé jusqu’à serrer son bras maigre dans ma main. Je n’en ai aucun souvenir. D’habitude, je ne touche pas, mais je l’ai déjà fait.

Nous venons de nous laisser pour la vie, sachant que tout ce que nous pouvions dire, faire, nous l’avons dit, fait. Un petit « tout » maigrichon qui n’est sûrement pas à la hauteur de ce qui, dans l’absolu, pourrait être dit, fait. Je ressens au plexus solaire une sorte de creux que je connais bien : la dissonance d’une injustice tapie dans l’ombre d’une justice. L’injustice : pourquoi cette femme et non pas moi? La justice : ne prélever que le nécessaire.

 

2019-03-19

 

© André-Guy Robert, 2019
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