Donnez-nous notre mémoire quotidienne

 

À chacun sa réalité

La mémoire est un drôle de témoin. Elle enregistre tantôt avec une précision de studio, tantôt à travers un filtre, tantôt encore, elle n’enregistre pas du tout. Souvent, elle reconstitue les événements du passé grâce à la machine à rêves, laquelle se charge sans scrupule de refaire le montage des bribes d’enregistrements qui subsistent et de combler au besoin les lacunes. Le sujet qui visionne son passé sur la machine à rêves, eut-il gardé une idée quelconque de ce qui s’est réellement passé, trouve désormais que le nouveau montage est autrement plus convaincant.

Le hic, c’est que, pas plus que la mémoire, la machine à rêves ne fait la différence entre le réel et l’imaginaire. Pour la mémoire et pour la machine à rêves, réalité ou fiction, c’est du pareil au même. Ce qui compte pour elles, et qui sera retenu, c’est ce qui provoque chez le sujet le sentiment du vrai.

La mémoire stocke les expériences subjectives qui pourraient éventuellement servir, et la machine à rêves interprète ces expériences subjectives dans le but d’en tirer des leçons de survie. Ni la mémoire ni la machine à rêves n’ont pour fonction d’attester le réel. Au plus attesteront-elles la réalité vécue par le sujet. D’où l’effarante disparité des témoignages lors d’une enquête sur les faits.

 

Trahi par sa mémoire

La mémoire ne dit jamais aussi vrai que quand elle ment. Elle ment à propos des faits que le témoin restitue; elle dit vrai en ce qui concerne le sous-texte, c’est-à-dire le témoin lui-même.

Bien qu’elle défende constamment le point de vue de son hôte, la mémoire n’a aucune loyauté envers lui : elle trahit sa nature et ses intentions avec une innocence d’enfant.

 

L’oubli compresseur

Si les premières boîtes à souvenirs, rangées au fond de la mémoire, semblent s’éloigner avec le temps, c’est que de nouvelles boîtes s’entassent constamment devant elles, les rendant de moins en moins faciles d’accès. Aller chercher un détail dans une des boîtes du fond finit par être au-dessus de nos forces. On préfère oublier.

Les souvenirs s’empilent donc les uns devant les autres, ou les uns sur les autres comme au fond des eaux les sédiments, les nouveaux dérobant les anciens à la vue. On laisse les feuillets se poser au fond jusqu’à ce qu’ils forment, sous la pression croissante du temps, un livre compact, pétrifié. Plus moyen de lire page après page la chronique de sa propre vie, puisque les feuillets superposés ont adhéré les uns aux autres. À l’exemple des géologues, on pourrait en extraire des carottes. Mais qui voudrait relire sa vie en rondelles? On préfère garder à l’esprit ce qui l’occupe encore : la couche du dessus et les sédiments en suspension.

 

Le stockage sélectif

La mémoire est économe. Elle efface le contenu de tous les jours pareils, et jusqu’aux détails de leur organisation. Quand on a perdu l’habitude de se rendre au point B, on a vite fait d’oublier par quel chemin on avait l’habitude de passer pour s’y rendre. Tout ce qui n’est pas resté utile pour la gestion du présent s’estompe et disparaît. Si l’on ne voyage plus, l’expertise que nous avions gagnée dans l’art de faire une valise est à regagner. Si l’on n’exerce plus son métier, les trucs et astuces que nous avions fini par maîtriser nous font défaut comme à un débutant. Même les mots, il faut courir après quand on n’a plus d’occasions de parler.

Tout ce qui appartient au quotidien répétitif et à la logistique s’efface en premier. On est allé à Rome, mais par quel train? Cela n’a plus d’importance. La mémoire ne s’en est pas encombrée, pas plus que les sens, avant elle, ne s’étaient encombrés des bruits ambiants.

Au bout de nos jours, ce qu’il nous reste des années lointaines et des périodes creuses est rempli à 95 % de matière noire… tout comme l’univers! Ne subsistent que les saillies encore éclairées par le plaisir, la douleur ou le regret de correctifs impossibles — étoiles en fuite vers les confins. On pense aux couleurs vives dont les Anciens avaient orné leurs bas-reliefs et dont il ne subsiste aujourd’hui que de pâles indices.

Si le vieillard avait la mémoire qu’il avait à vingt ans, ses souvenirs le congestionneraient. De même pour l’humanité. Dans sa grande sagesse, la nature enterre le passé au fur et à mesure. Celui-ci ne nous encombre pas : nous marchons dessus!

 

Le fin mot

Ironique à dire : la mémoire ne sert qu’au moment présent.

C’est une banque de données dont le principal objet est d’assurer à son porteur l’expérience nécessaire à sa survie au quotidien. La preuve : elle disparaît avec lui.

 

2018-11-27

 

© André-Guy Robert, 2018
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