Article écrit par André-Guy Robert
pour la section « La littérature est partout »
de la revue d’arts littéraires Entrevous.
Invité au spectacle de danse Jérôme Bosch : Le Jardin des délices présenté le 28 février 2019 au Théâtre des Muses de la Maison des arts de Laval, André-Guy Robert a reçu le mandat d’y faire écho par un texte. Fidèle à sa mission, Entrevous célèbre ici la rencontre de la littérature, de la danse et des beaux-arts.
Trois triptyques se répondent.
Le dit de Jérôme Bosch
- Jheronimus van Aken, dit Jérôme Bosch (vers 1450-1516), Le Jardin des délices (entre 1494 et 1505). Volets fermés (ci-dessous), ouverts (en bas). Huile sur bois, musée du Prado, Espagne.


Le dit de Marie Chouinard
- Jérôme Bosch : Le Jardin des délices. Création : 2016, à l’occasion du 500e anniversaire de la mort du peintre néerlandais. Chorégraphie : Marie Chouinard. Musique originale : Louis Dufort. Scénographie et vidéo : Marie Chouinard. Les danseurs de la Compagnie Marie Chouinard.
Les spectateurs prennent place au son discret de cris d’oiseaux. Ils remarquent, au fond de la scène, un diptyque lumineux énigmatique et une grande bulle en plastique semi-transparent, gonflée.
Hors de la scène, de chaque côté, on a installé deux écrans ronds. On y projette le titre du spectacle : Le Jardin des délices.
Le spectacle commence. Les volets du diptyque s’ouvrent lentement, ce qui révèle le triptyque de Bosch et double la largeur de l’écran. Zoom sur le bas du panneau central.
Acte 1. Le Jardin des délices

Sur les écrans latéraux : succession de détails du panneau central du triptyque de Bosch.
Les danseurs reproduisent avec leur corps les petites scènes projetées sur les écrans latéraux et les interprètent l’une après l’autre. Ils se glissent également sous la grande bulle gonflée et la soulèvent. À la fin de l’acte, les dix danseurs y seront entrés.
Acte 2. L’Enfer

Sur les écrans latéraux : « L’Enfer » du triptyque de Bosch, comme il apparaîtrait dans une longue-vue si on examinait longuement la peinture dans un seul mouvement continu.
Pendant que le bruitage et la voix amplifiée d’une danseuse en constant déséquilibre transportent les spectateurs en enfer, la scène où trône un grand escabeau se remplit d’accessoires géants. La voix se tait enfin et les fous arrivent, chacun jouant du contresens et suivant au hasard sa propre trajectoire. On dégringole les degrés de l’escabeau, on s’entredévore, on s’accouple aux accessoires, on crie. Le désordre tourne au chaos. La voix inhumaine triomphe.
Acte 3. Le Paradis

Sur les écrans latéraux : à gauche, gros plan de l’œil droit, noisette, d’une ancienne danseuse de la troupe; à droite : gros plan de son œil gauche, bleu. Durant tout l’acte, les deux plans vidéo, synchronisés, donnent aux spectateurs l’impression d’être observés.
Trois danseurs viennent mimer sur scène le tableau projeté derrière eux : Yahvé soutient Ève par le poignet; il vient de la tirer d’une côte d’Adam, encore étendu. À chacun de ces rôles, les danseurs se relaient. Puis ils se regroupent à l’avant-scène où ils forment une silhouette à contre-jour. Ils reculent bientôt jusqu’au pied de l’arbre, à gauche, si près de la projection qu’ils y pénètrent et se transforment en feuillage.
Les volets du triptyque se referment lentement, et nous retrouvons le diptyque du début.
Sur les écrans latéraux : le motif central de la face extérieure des volets. De quoi s’agit-il au juste? Cela ressemble aux chaumières d’un village. On n’est pas sûr. Elles occupent en tout cas le plan médian d’une sphère transparente qui fait penser à la Terre.
Le dit d’André-Guy Robert
1. Le Paradis
Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, comme il était au commencement. Maman, papa et moi. Trois. Nous étions trois. Maman m’a enseigné Dieu, la musique et la politesse. Elle disait : « Élever un enfant c’est, comme le mot le dit, lui enseigner à s’é-le-ver. » Elle disait encore : « Trop de parents n’ont pas de colonne vertébrale. » Papa, lui, travaillait. Quand il rentrait tard pour le souper, c’était ma joie : la maisonnée était complète. Il m’avait donné un réveille-matin qui sonnait à 6 h 30; je me levais immédiatement pour repasser mes leçons avant le petit déjeuner. J’allais me confesser chaque vendredi du mois : « Mon père, je m’accuse d’avoir désobéi à mes parents deux fois; j’ai fait quatre colères et j’ai menti une fois. » J’ai reçu l’absolution et j’ai fait ma pénitence. J’ai connu ce qu’est la grâce. Le bonheur d’être en état de grâce. Je me lavais aussi le corps, et j’avais les ongles propres. Maman disait : « Ne te couche pas comme un petit chien. » La prière dite, elle s’asseyait sur le bord de mon lit et traçait le signe de croix sur mon front : je m’endormais tranquille. J’ai découvert « l’idéal » avec maman, « le devoir » avec papa et l’anxiété à l’école. Quand j’ai eu sept ans, il y avait sept jours dans la semaine, sept ans au cours primaire et sept péchés capitaux. Par la suite, sept n’a plus jamais égalé trois. Ni un.
2. L’Enfer
Cette section devrait être composée
dans un corps un point plus petit
à chaque barre oblique,
jusqu’à devenir presque illisible,
chose impossible à réaliser ici.
HORREUR S’éveiller en pensant : « Comment faisaient les bourreaux pour détacher la peau des écorchés vifs sans la déchirer? » / HANTISE Savoir par Georges Bataille qu’à Pékin, on a photographié à plusieurs reprises, selon l’avancée du supplice, un homme se faire découper vif en cent morceaux. / ALARME Se faire réveiller par le cri assourdissant d’une sirène d’alerte; se recroqueviller d’instinct en prévision d’un coup et hurler : « Je n’ai tué personne, je n’ai tué personne! » / SAISISSEMENT Être galvanisé par une décharge d’adrénaline : « Et si c’était vrai? » Chercher à fond dans sa mémoire; ne pas arriver à se rappeler le moindre détail du crime dont on est accusé. / DÉGOÛT Apprendre qu’État islamique a publié sur Internet une vidéo montrant un enfant soldat — un enfant! — en train de décapiter un officier syrien. / VERTIGE Lors de la chute contrôlée d’un acrobate de corde lisse, penser à la photographie The Falling Man de Richard Drew, puis à l’effondrement de la tour sud. / CHOC Au détour d’une page, découvrir la photo de Kim Phúc, The Napalm Girl, nue au milieu de la route. / HONTE Se souvenir du trouble ressenti, à la puberté, devant les gravures du Livre des saints illustrant la mort des martyrs. / RÉPUGNANCE Devant l’élasticité du corps de la grenouille, regretter immédiatement le premier coup de marteau; devant le gâchis, recommencer parce que c’est la seule issue. / DÉRÉLICTION Garder le souvenir d’une parole ou d’un geste que rien ne pourra jamais réparer, pas même l’absolution. // CRUAUTÉ / DOULEUR / INTIMIDATION / SOUFFRANCE / FAIM / PERVERSITÉ / OBSESSION / MALADIE MENTALE / GÉNOCIDE / HARCÈLEMENT / RANCUNE / MENSONGE / FRAUDE / TRAHISON / PARJURE / DÉSESPOIR / AGRESSION / VOL / VIOL / VITRIOL / 666 // TÊTES FORTES Réduire les caractères jusqu’à ce qu’ils se taisent, faute de preuves.
3. Le Jardin des délices
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Jérôme Bosch, Marie Chouinard, André-Guy Robert / beaux-arts, danse, littérature : trois versions du même triptyque liées par l’intertextualité. Dans les trois cas, les auteurs se bornent à montrer; ils ne se prononcent pas sur le sens à donner à leur œuvre. À vous de vous prononcer.
Laval, le 5 mars 2019.
© André-Guy Robert, 2019
Toute reproduction sans l’autorisation préalable de l’auteur est interdite.
Demande d’autorisation : andreguyrobert@hotmail.com
Article publié dans :
Entrevous, revue d’arts littéraires,
numéro 11, section « La littérature est partout »,
sous-section « Danse et beaux-arts : un acte poétique »,
Société littéraire de Laval, Laval, octobre 2019, 60 p. [p. 48-51];
Entrevous est une revue numérique en ligne.
http://sll-entrevous.org/revue-entrevous/numeros/
Permis de reproduire accordé par l’éditeur.
L’auteur a donné une lecture théâtrale de son texte « L’enfer »
devant les personnes réunies à la bibliothèque Multiculturelle de Laval
pour le lancement du numéro 11 d’Entrevous le jeudi 24 octobre 2019.
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Version publiée
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