André-Guy Robert[1]
À Jon Fosse[2]
en signe de reconnaissance
pour son livre Matin et soir
entre autres
et le temps avance au même rythme toujours, un rythme constant, qui nous entraîne en avant,
et nous vieillissons tous en même temps je pense, on avance avec le temps, dans le temps,
et le paysage défile, le paysage de notre vie, avec ses passants, et nous sommes nous-mêmes des passants,
le paysage défile, toujours changeant,
et certains disparaissent, quelqu’un décède, on apprend la mort de quelqu’un, on le voit, emporté derrière par le tapis roulant, c’était un ami, une connaissance, un inconnu,
et cela n’empêche pas le temps d’avancer, à vitesse constante, toujours plus loin,
ce quelqu’un est parti, il a glissé derrière, il a disparu, et nous avançons quand même, sans que le temps jamais ne modifie sa cadence, que marque l’horloge atomique implacablement,
et nous sommes emportés par le tapis du temps, et nous avançons constamment, une seconde à la fois et moins que cela je pense, bien que personne ne s’entende sur la nature du vrai,
sur ce qui est vrai, personne ne sait rien je pense, chacun a son idée bien sûr, son idée, oui, à chacun son fragment de vérité, voilà ce que je pense, chacun s’accroche à son fragment,
et chacun peut imaginer toute la vérité — sur la foi de son fragment (il y a des gens qui le font, oui),
et le tapis avance, et la vérité devient trop grande, trop grande pour en parler, et sur la vérité, on ne sait rien,
et le silence retombe, et personne ne parle,
des nouveaux-nés remplacent les morts, et les rochers vieillissent en même temps que tout le monde, mais à leur rythme à eux, ils vieillissent avec une lenteur surhumaine,
quand on les regarde, on pense à l’éternité, mais les rochers ne sont pas éternels, ils passent, eux aussi, ils se transforment en poussière eux aussi,
qu’est-ce que l’éternité, au fond, si ce n’est le contraire d’une vie humaine,
et quand les poètes parlent d’un amour éternel, qu’est-ce qu’ils en savent, ils feraient mieux de dire que leur parole a dépassé leur pensée, c’est ce que je pense,
et je pense que tout est temporaire,
on n’a pas idée des forces qui ruissellent de l’avenir, des œuvres de l’entropie sur le corps, du remoulage continu de la matière, qui fait et défait tout,
des choses qu’on savait et qu’on oublie, des choses qu’on faisait et qu’on n’arrive plus à faire,
et le tapis roulant avance et nous emporte à vitesse constante,
et nous vieillissons tous ensemble, avec la matière et les roches et les meubles,
avec les insectes et les animaux, les plantes,
le visible et l’invisible, qu’il soit neuf ou vieux,
tout prend de l’âge, et s’use et finit par casser,
et pourtant quand les eaux crèvent, que ce soit au milieu des cendres fumantes de maisons bombardées, parmi les cadavres que des missiles ont démembrés, ou bien dans un hôpital dernier-cri en parfait état,
quelle que soit l’heure,
un bébé force l’ouverture des lèvres, il passe la tête par là où il est venu, entre les cuisses-merveilles ouvertes à l’homme, et il crie je-je-je, il fait savoir à tous qu’il vit, oui, qu’il vit,
et de jeunes pousses verdissent le désert à la première pluie, et croissent à vue d’œil et se hâtent de fleurir, je l’ai vu, je le sais,
et nous avons crié de joie en faisant cet enfant, et il y eut un soir, et il y eut un matin, premier jour, et le tapis nous emporte sur l’axe du temps,
et tout est malléable, tout se remplace toujours, perpétuel recyclage de l’inerte et du vivant, du corps et de l’esprit,
et le soleil se lève, il traverse le ciel, et la lune monte à sa place et elle traverse le ciel, tantôt bleu, tantôt blême, et les étoiles paraissent en pleine nuit et pâlissent au soleil,
et les forces cosmiques emportent la Terre à toute vitesse dans un vide glacial où tournent des galaxies comme la nôtre, ces voies lactées que les nourrissons appellent à grands cris,
quand les affamés de la terre se disputent les miettes échappées de la table des milliardaires
chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères,
voilà bien une phrase qui entre dans la tête et s’y incruste parce que le courage nous manque, oui, et qu’on est lâche
sauf quelques-uns qui nous font honte par leur engagement,
c’est une phrase ardente qui brûle au cœur, pareille au buisson qui ne se consume pas,
ne pas venir en aide aux autres, nuire aux autres, faire mal, on a vu ça à la télé je pense, on l’a vécu,
et chacun pense à la possibilité du miracle, chacun le souhaite, chacun l’appelle de ses vœux, le miracle, comme si c’était possible oui,
ah, quelle joie ce serait si c’était vrai, le miracle, et l’on se déchausse, et l’on va nu-pieds à la rencontre de ce qui nous paraît sacré, mystérieux,
c’est la hantise de l’écrivain de trouver une vérité quelque part, une sorte de réponse, de mettre les vrais mots sur quelque chose de vrai
au nom de tous, donner une bouche à la vérité, en somme,
employer le verbe qui engendre l’être, si l’on ose dire, et les linguistes emploient le mot performatives pour qualifier les formules magiques qui matérialisent ce qu’elles énoncent,
mais les écrivains ne veulent pas de trucages, ils se méfient des illusions, ils veulent du vrai, du concret, et les mots pour le dire exactement, les mots qui feront mouche dans l’esprit du lecteur et lui communiqueront la chose ineffable, oui,
ce serait une grande joie pour deux consciences d’avoir eu ce contact par la voie des mots, quelle intimité, oui, quand on sait que les fragments de la vérité sont disséminés entre tous et qu’ils s’agglutineraient,
et les fourmis trottent sur leur sentier de phéromones, transportant leur triangle de feuille dressé comme une voile,
et ces fourmis en rencontrent de plus grosses et de plus petites, espèces qui s’ignorent mutuellement, et nous circulons dans nos véhicules motorisés sur des autoroutes superposées qui s’entrecroisent et s’ignorent mutuellement,
et nos vitres hyperteintées nous cachent les uns des autres, et je me demande
où allons-nous ainsi, tous guidés par les phéromones à péages, nous doublant les uns les autres, changeant de vie comme de voiture,
ou demeurant centrés sur notre voie, observant défensivement les sportifs de la route qui zigzaguent pour montrer à tout venant comme ils sont habiles et pressés, à quel point leur bolide est puissant, et comme ils ont réussi dans la vie,
et je pense que tout cela passe et passera, que je ne suis pas grand-chose, que le tapis roulant m’emporte et que j’avance comme tout le monde, à vitesse constante, au milieu des banalités de la vie quotidienne,
et soudain, il arrive qu’on se rappelle à quel point on est bien en forêt, dans l’eau tiède, entre les bras de la personne aimée, et l’on se dit que ce n’était pas si mal après tout, cette petite vie stroboscopique
Laval, le 25 janvier 2025.
Texte inédit lu en public par l’auteur
à l’occasion d’un micro ouvert
de la Société littéraire de Laval, le 25 janvier 2025.
Le temps avance a été publié dans la revue Possibles,
vol. 49, no 1, printemps 2025, Montréal, p. 137-141.
Permis de reproduire accordé par l’éditeur.
Le 15 avril 2025, l’auteur a lu
la première moitié de ce texte (jusqu’à « il vit »)
en marchant de long en large sur la scène
du café L’Exode du Cégep du Vieux Montréal,
où avait lieu le lancement de la revue Possibles,
marquant de longues pauses entre chaque vers
et paraissant chaque fois sortir de sa méditation
pour s’adresser à l’assistance.
Notice biographique
André-Guy Robert écrit pour s’expliquer ce qu’il ne comprend pas. Quarante ans après sa première publication, La gravité (parue trois fois en 1984 : Écrits du Canada français, Mœbius et Solaris), il arrive à la conclusion que la dissonance est « l’accord » prédominant de l’univers. Et il en rajoute. D’où l’importance qu’il donne à l’ambiguïté (jouissive) dans ses textes, donc à la poésie.
[1]. André-Guy Robert a lu ce poème inédit en primeur lors d’un micro ouvert de la Société littéraire de Laval, le 25 janvier 2025. Il n’a alors été bien reçu que par deux personnes. Jean-Pierre Pelletier, coresponsable de la section « Poésie/Création » de la revue Possibles au contraire, a mentionné plus tard que ce texte était « le meilleur » qu’André-Guy ait proposé à sa revue jusque là. Chacun capte manifestement ce qu’il peut à tel moment de son cheminement, et il y a des textes qui ne s’adressent pas à vous.
André-Guy Robert propose de suivre son texte en écoutant l’enregistrement de sa lecture (8 min). La qualité du son laisse à désirer, mais le contenu est sincère. Enregistrement : https://andreguyrobert.com/wp-content/uploads/2025/01/le-temps-avance.mp3. Dans la semaine du 7 avril 2025, l’auteur a imaginé une meilleure façon de lire ce texte en public : en séparant chaque vers par un silence méditatif (voir l’annexe ci-dessous). Il a réalisé sommairement cette nouvelle lecture lors du lancement de la revue Possibles, le 15 avril.
Au moment d’écrire Le temps avance, André-Guy Robert ne connaissait pas encore Rêve d’automne, pièce maîtresse de Jon Fosse, qu’il a lue le 22 avril 2025. Il s’est étonné d’y trouver une conception du temps (dialogue de l’Homme et de la Femme) très proche de celle qu’il a exprimée en janvier dans Le temps avance. Décidément, André-Guy Robert se trouve intérieurement sur la même longueur d’onde que Jon Fosse. Lisez plutôt.
[2]. Écrivain norvégien né en 1959. Lauréat du prix Nobel de littérature en 2023 pour Septologie.
© André-Guy Robert, 2025
Toute reproduction sans l’autorisation de l’auteur est interdite.
Demande d’autorisation : andreguyrobert@hotmail.com
Annexe. Lecture publique recommandée
Un comédien, assis à une table sur scène, face au public. Il écrivait, et lève les yeux, pensif. Il dit le premier vers et se replonge dans l’écriture. Un temps. Il lève les yeux et dit le deuxième vers. Un temps. Troisième vers. Un temps. Il réfléchit à par soi et se tourne vers le public pour énoncer le vers suivant. Silence réflexif et parole, en alternance, donc. Regard dans le vide intérieur, puis regard adressé aux spectateurs comme s’il s’agissait d’un interlocuteur proche.
Le débit de la parole varie pour épouser le contenu et la longueur du vers, mais tous les silences demeurent rigoureusement égaux (trois secondes). La durée fixe de ces moments d’intériorité rappelle l’invariabilité de l’écoulement du temps.
Le comédien finit par se lever (« ce quelqu’un est parti »). Il marche sur scène de long en large en réfléchissant, se tournant vers la salle pour parler. Au centre du texte (« qu’il vit, oui, qu’il vit »), la parole se fait proclamation. Après quoi, lent décrescendo.
À « et je pense que tout cela passe et passera », le comédien s’est rassis. Il se remet à écrire.
À « et soudain », il relève la tête, regarde dans le vide en avant, comme plongé dans ses souvenirs, et dit le dernier vers, songeur. Grand flash et noir.
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