L’éphémère

Jusqu’à l’âge adulte, je me suis bien entendu avec l’éphémère : j’étais occupé à grandir, à découvrir le monde — c’était dans l’ordre des choses —, et il me semblait, quoi qu’en disaient mes parents, que rien de ce que j’avais connu en ce monde n’avait changé tant que ça, ni ne changerait pour la peine.

Je considérais l’éphémérité avec témérité. J’étais jeune.

Quand on annonça que le magasin Kresge de la rue Sainte-Catherine — celui-là même où j’avais mangé, en guise de privilège, des « hot chicken sandwichs » en tête à tête avec ma mère — allait être démoli, l’éphémère s’est invité dans ma vie. Je me dépêchai de faire mes emplettes avant qu’il ne soit trop tard, mais déjà des articles manquaient : les comptoirs, méconnaissables, s’étaient désertifiés. En un rien de temps, le magasin allait faire place à l’avenue McGill College. Au bout de la perspective, un mont apparut, Royal!

Par la suite, j’ai noté que des magasins emblématiques étaient eux aussi frappés d’éphémérité : Dupuis Frères fermait; Morgan devenait La Baie; on démolissait Les Terrasses, construites onze ans plus tôt seulement, pour ouvrir le Centre Eaton; Simons s’installait dans l’édifice de Simpsons; même le kiosque à journaux de la rue University disparaissait avec son vieux monsieur, et la ville de Montréal renommait son tronçon de rue « boulevard Robert-Bourassa »…

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Il y a dix-sept ans, sur mon compte photo (Flickr), je décrivais ma stratégie de survie avec assurance :

J’ai eu très jeune le sentiment de voyager dans le temps et la certitude que chaque instant ne reviendrait pas. J’ai donc très tôt contracté l’habitude de garder des traces de tout ce qui me semblait devoir être dérobé à l’éphémère et emporté avec moi sur la ligne du temps. Je note mes idées, je souligne dans mes livres, je transcris des citations, j’écris, j’enregistre, je filme et je… photographie!

Ce texte, il y a six ans, me paraissait encore tout à fait juste : je le recopiais sur la page « Photo » de mon site personnel (andreguyrobert.com), convaincu d’être en mesure de sauver par ma diligence l’intégralité de ma collection de trésors arrachés au passage du temps. J’avais négligé un détail de taille : je fais partie d’un écosystème lui-même soumis à l’éphémère.

Pas plus qu’Orphée, personne ne peut emporter avec soi sur la ligne du temps quelque Euridice que ce soit. Tout naît et se développe; se dégrade, meurt ou se métamorphose. Les blocs Lego de ce monde se défont et se recombinent; ils sont constamment remis au jeu.

Qohélet le savait déjà, qui vécut trois siècles avant notre ère.

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Pour les personnes aimées, il a bien fallu que j’accepte dès le plus bas âge que la mort est inéluctable. J’ai vu ma grand-mère mourante et mon grand-père au salon mortuaire.

Voir vieillir et mourir les gens que j’aime m’attriste. Pour eux, bien sûr, et pour les souvenirs que je garde d’eux, jeunes et riants. Ces années, à l’évidence, se retrouvent encapsulées dans des segments du passé, inaccessibles à l’instant présent. Et je ne parle pas du miroir, qui vous fait réfléchir!

Pour les choses aimées, je croyais que l’espoir serait permis. Après tout, les pyramides ont traversé les siècles, de même que les manuscrits de la mer Morte. Voyez plutôt…

Mes photos couleur des îles de la Madeleine ont jauni. Et même si j’ai conservé mes diapositives dans le noir et à température constante, les couleurs pâles sont devenues transparentes, les foncées, opaques. Déformée par la chaleur, la lentille de mon projecteur Sawyers ajoute aux images un halo fantomatique. Mes films 8 mm ont séché, et les engrenages de l’Eumig P8 se sont figés. Alors, le numérique?

J’ai été séduit par les supports informatiques : traitement de texte, photo, vidéo… L’économie de marché m’attendait au détour, qui pousse au rebut tout ce qui n’est pas à vendre, histoire de bâtir sur l’éphémère, justement. J’ai dû transférer ou convertir mes contenus au fur et à mesure des avancées informatiques. (Notons pour mémoire — et pour en rire! — qu’à l’ère numérique, les personnes ne sont plus tant appelées à se convertir, qu’à convertir leurs fichiers!) Chaque fois, l’intégrité du contenu risque d’en souffrir. Des fichiers irrécupérables, il y en a.

Le coup de grâce m’a été donné récemment quand j’ai voulu utiliser de vieilles photos numériques pour une exposition : le logiciel m’a jeté à la figure qu’il ne pouvait plus les ouvrir!

Ce n’est pas vrai qu’on peut emporter avec soi sur la ligne du temps sa collection de trésors. Il y a des pertes qui proviennent d’en haut : des plateformes, des applications numériques… « Décisions d’affaires », se fait-on dire. Et tant pis pour les dommages collatéraux! Est-ce cela, le fameux « ruissellement » de la richesse?

Quand ces pertes ne concernent pas les documents eux-mêmes, elles se rapportent à leur qualité. Sur YouTube, les dimensions de ma première vidéo mise en ligne se sont ridiculement réduites sans préavis. Sur WordPress, l’éditeur classique a été remplacé par un éditeur par blocs auquel je ne comprends rien. Un widget que j’utilisais est maintenant qualifié d’« ancien ». Combien de temps fonctionnera-t-il encore? Je crains de perdre les outils qui promettaient d’assurer la pérennité de mon legs littéraire et artistique. Mon vieux père dit qu’il perd ses repères. Message reçu.

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Lorsque je lève le regard, l’horizon mouvant m’aspire et menace tout ce que j’ai naïvement confié à la sauvegarde des géants du Web, eux-mêmes soumis au changement : fusions d’entreprises, plateformes concurrentes, course à la nouveauté, obsolescence programmée, remplacement des systèmes d’exploitation, courte durée de vie des applications, des versions, des éditeurs et même des polices de caractères…

Au surplus, il suffit, entre autres périls, d’un mot de passe oublié, d’un caractère erroné, d’un défaut de paiement, d’une mise à jour désastreuse, d’un fichier corrompu, d’un vol d’appareil ou d’identité pour ne plus avoir accès à nos souvenirs, à nos textes, à nos œuvres artistiques. Les serveurs du Nuage ont beau tout enregistrer en miroir, se défendre automatiquement contre les virus, fonctionner dans des bunkers climatisés munis de génératrices, la terre peut encore s’ouvrir, l’eau déferler, les volcans entrer en éruption. Les serveurs ne sont pas à l’abri d’une catastrophe déclenchée par l’humanité ou par l’intelligence artificielle.

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À 74 ans, j’ai eu la chance de vivre assez longtemps pour faire l’expérience de l’éphémère. Je sais maintenant que peu des choses qui ont de l’importance pour moi me survivront et, à plus forte raison, survivront aux gens qui me connaissent. L’essentiel de mon legs intellectuel, qui sera alors réduit à des traces sur Internet ou ailleurs (et qui ne seront pas nécessairement celles que j’aurais souhaitées!), ne servira probablement plus à personne car… inactuel, épars, inaccessible ou disparu.

C’est un lieu commun de dire que tout est éphémère, mais quand vous vous en rendez compte par vous-même, ce lieu s’avère être plus près que vous ne l’aviez imaginé. Il vous est personnellement dédié.

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La question se pose donc : pourquoi tenter de dérober quoi que ce soit à l’éphémère? Pourquoi passer tant de temps à consigner des documents menacés de perte, de détérioration ou d’obsolescence? Par vanité? C’était l’avis de Qohélet.

Alors, pourquoi ne pas laisser de côté les inventaires, les collections et même l’œuvre, pour s’occuper davantage de ses enfants, de ses amis, et profiter avec eux pleinement du moment présent?

Si ce n’est…

Si ce n’est qu’il y a, au fond de soi, pour peu qu’on ait la réflexion facile et quelque chose à dire, une force irrépressible qui nous pousse à digérer les acquis, à en faire quelque chose d’inédit, de plus humain encore, d’utile, qu’il vaudra la peine de transmettre aux autres, autrement que par l’ADN : en injectant une part de son activité mentale dans la chaîne des petits rouages de conscience qui forment l’humanité. Une sorte de foi (aveugle?) en l’avenir.

 

2023-11-03 et 2024-02-07

 

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