Quel sens?

Ainsi était toute chose;
opaque, sur elle-même refermée,
soumise à des causes
massives et illisibles.

Pierre Michon, Vies minuscules

 

La bonne question c’est
pourquoi on vit. Pour qui?
[…] Alors, on danse?

Dany Laferrière, Un certain art de vivre

 

J’ai l’intuition de plus en plus nette et pressante que nous sommes lâchés ici-bas sans secours, dépourvus de raison fondamentale, fondatrice. Pourvus d’un gouvernail, oui, mais, privés de carte marine ou d’étoile guide, déboussolés, étourdis par les rotations du gyroscope.

Bien sûr, il y a eu des sages : Bouddha, Jésus, bien d’autres, qui nous ont appris la compassion, la charité. Comme motus vivendi, leur enseignement me paraît sûr. Pour ce qui est du sens de notre présence au monde, le mystère demeure total, abyssal, noir, cosmique, froid, infaillible; absurde, disait Camus.

Bien sûr, nous trouvons à nous occuper, à nous distraire, à perpétuer des récits, mais pour quoi? Vivre sans finalité, c’est long. Vivre pour soulager la souffrance d’autrui, ou simplement s’exercer à la bienveillance, voilà qui mérite une étoile dans notre journal de vie. Seulement, n’est-ce pas encore de l’intendance?

L’être humain cherche un autre horizon. Il veut répondre à une question plus grave que celle du nécessaire entretien de ce qui vit, de ce qui est. Nous ne sommes pas que des concierges de l’univers. Nous y habitons. Plus : nous partageons avec lui et entre nous les mêmes atomes. Nous sommes le produit vivant de la matière, la conscience que l’univers a de lui-même.

Répondre au pourquoi de tout cela donnerait une finalité, un sens à la vie, à l’existence.

Or, en réponse à notre « Pourquoi? », l’univers matériel oppose un silence énigmatique. Il ne fait qu’exister, qu’obéir aux lois physiques qui le régissent. Devant notre appétit de sens, son indifférence inhumaine se dresse comme un affront, une fin de non-recevoir. Nous restons, autant que nous sommes, désemparés. Comme Noé dans son arche; voguant sous une pluie incessante; sur une mer infinie; sans autre but que de survivre; ignorant si quelque terre émergée existe; où s’établir; et vivre enfin.

La Terre promise, Noé, Moïse, ils se sont trompés. Ce n’est ni une terre émergée, ni un territoire. C’est le sens du monde, le sens de notre présence dans le monde. Quel est-il? C’est cela, la Terre promise. Une révélation fondamentale.

Jouant aux apprentis sorciers et cherchant le moindre signe, nous sommes emportés par des courants contradictoires sur lesquels nous n’avons ni emprise ni certitude. Nous nous empêtrons dans nos propres embrouilles. Comme une pluie acide, le doute percole : et si la Promesse n’était qu’un mirage créé par notre désir d’y croire?

*

Peut-être faudrait-il suivre l’exemple d’un Sylvain Émard, dans son hypnotique Rhapsodie, une chorégraphie pour vingt danseurs et danseuses où chacun/chacune s’exprime dans son propre idiome corporel, kinesthésique, que tous comprennent et sur lequel ils se synchronisent comme un seul organisme vivant. Sentir d’autres personnes danser autour de soi amplifie visiblement la joie; des groupes se forment et se défont, ondoient, se divisent en groupuscules, tournent ensemble… et qu’importe si c’est dans le sens contraire des aiguilles d’une montre! Le plaisir indique l’heure qu’il est. Voilà qui a du sens!

Peut-être faudrait-il obéir aux lois de l’univers pour les sentir, y trouver ce que l’on cherche? Écouter les messages de la nature comme le font les sages qui enseignent le respect et la respiration; se fondre à notre milieu et danser ensemble, tout simplement, comme une bande de dauphins; ployer ensemble comme des algues dans le courant; dessiner ensemble des formes mouvantes dans le ciel, comme le font ces milliers d’étourneaux qui s’agrègent spontanément dans un ballet aérien, faisant naître chez les témoins étonnés la joie et l’émerveillement?

Serait-ce la voie à suivre : que la raison amorce un pas de deux avec l’inexpliqué? Que nous participions, vivants, à la joie d’être vivant, d’avoir miraculeusement émergé du minéral qui nous entoure, nous, les animaux, les plantes, et dont nous sommes la conscience émergée?

Bien sûr, les étourneaux ne sont pas les Hommes. Ceux-là volent. Mais nous savons danser. Danser pour dire : « Je vis. Quelle merveille! » Avec des gestes absurdes et beaux qui ne servent qu’à la joie. Comme ceux de Zorba le Grec.

Danser sur le monde, peut-être. Ou, quand on ne comprend plus rien, jouer du saxophone. Comme Harry Caul, à la fin de Conversation secrète.

 

                                                    2024-04-10 et 11

 

© André-Guy Robert, 2024
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