Rzewski et Schoenberg contre les persécuteurs

RZEWSKI, Frederic (1938-2021, 83 ans)

  • De Profundis for Speaking Pianist (1992, 54 ans) sur des passages choisis de De Profundis (prison de Reading, début 1897) d’Oscar Wilde (1854-1900) [disque 7, plage 1]. Frederic Rzewski, piano et voix. Album : Rzewski Plays Rzewski: Piano Works, 1975-1999 (7 CD). Enregistré à Bruxelles de mars 1998 à mars 2001 et publié en 2002 (Nonesuch 79623-2) [32 min 42 s]

L’hyperlien placé ici sur le titre mène à la version que Rzewski a enregistrée pour NAXOS en août 2001. Elle s’avère déjà différente de la version qu’il a faite pour Nonesuch quelques mois plus tôt (passage chuchoté ici [21:00-22:49], au lieu d’être dit à voix basse). La version Nonesuch, que je trouve plus percutante parce que moins délibérée, n’était pas offerte en audition libre au moment de la rédaction de cet article, en mai 2022, mais elle vaut la peine d’être entendue (cote BAnQ : CLA 1 R999-3r).

SCHOENBERG, Arnold (1874-1951, 77 ans)

  • Ode to Napoleon Buonaparte for String Quartet, Piano and Reciter, op. 41 (1942, 68 ans) sur un texte de Lord Byron (1788-1824) datant de 1814 et commencé le lendemain du jour où Byron apprit l’abdication de Napoléon Bonaparte (disque 3, plage 6). Michael Grandage, récitant. Album : Arnold Schoenberg: Complete Works for Strings / Schoenberg Quartet (5 CD). Enregistré en 1991 et réédité en 2001 (CHAN 9939) [15 min 7 s]

À force de piocher dans l’énorme tas d’œuvres musicales écartées parce qu’elles ne rencontrent pas la faveur populaire (ou risquent de ne pas la rencontrer!), on finit par trouver de rutilantes raretés. Le De Profundis de Rzewski et l’Ode à Napoléon Bonaparte de Schoenberg font partie de cette catégorie d’œuvres méconnues dont le mordant capte l’attention et la retient. Ces deux œuvres ont en commun d’accompagner, avec les dissonances du XXe siècle, des textes subversifs, donc eux-mêmes dissonants, exhumés du XIXe siècle en raison de leur actualité. Le premier pour comprendre les réprouvés, le second pour réprouver les dictateurs. On se croirait au XXIe siècle, tiens!

 

Les textes donnent le ton

Oscar Wilde a écrit De Profundis en prison. Dandy déchu pour homosexualité, cet écrivain brillantissime touche le fond du baril. Tout ce qu’il a valorisé jusqu’ici — l’intelligence, la culture, l’élégance —, on le bafoue. « The plank bed, the loathsome food, the hard ropes, the harsh orders, the dreadful dress that makes sorrow grotesque to look at, the silence, the solitude, the shame—each and all of these things, écrit-il à son jeune amant, I had to transform into a spiritual experience. » [Le lit de planches, la nourriture répugnante, les cordes dures, les ordres sévères, le costume affreux qui donne à la douleur une apparence grotesque, le silence, la solitude, la honte — toutes ces choses, j’ai dû les transformer en une expérience spirituelle.] Cette œuvre évoquant la déréliction d’un seul nous parle de la souffrance intemporelle de toutes les minorités stigmatisées.

En apparence, Napoléon Bonaparte subit un sort analogue à celui d’Oscar Wilde : déchu, privé du pouvoir dont il raffolait. Alors que Wilde suscite la compassion de Rzewski, Lord Byron se réjouit de la disgrâce de Napoléon Bonaparte; Schoenberg, Juif exilé aux États-Unis, fait écho à Byron en reprenant son ode qui, dans le contexte de 1942, suggère un lien entre l’empereur et le führer. Cette Ode à Napoléon Bonaparte, qui était pour Lord Byron une « ode à la chute de Napoléon Bonaparte », un pamphlet, résonne chez Schoenberg comme un appel à la chute d’Hitler et de tous les tyrans.

Avec un tel programme, difficile de composer de la musique pure. Elle sera à programme, assurément. Mais rien de servile. Raison pour laquelle ni Schoenberg ni Rzewski ne feront chanter le texte. Il sera dit. Il aura son mode à lui, sa texture propre, distincte de celle du piano ou des instruments. Et tant qu’à le faire dire, il le sera, et sans la moindre affectation, sur un ton résolument théâtral, parfaitement assumé. Rythmé, percussif. La musique l’accompagnera sans jamais le paraphraser. Elle le provoquera pour qu’il émette des sons, des soupirs audibles, une respiration; elle lui fera écho. Le texte aura la partie soliste, la musique, la partie orchestrale.

 

Les solistes volent la vedette

Michael Grandage me semble tout à fait remarquable dans son interprétation bien sentie de l’Ode à Napoléon Bonaparte, et c’est pourquoi j’ai retenu cette version de l’œuvre de Schoenberg. Ce récitant connaît parfaitement son texte. Il ose pousser des éclats de voix et révéler avec allant le rythme enchâssé dans le texte. Par moments, je le trouve même supérieur à celui-ci.

Pour rendre le De Profundis d’Oscar Wilde, il fallait un ton moins théâtral, plus intime, ce qui n’empêche pas Frederic Rzewski de passer de la confidentialité au coup de gueule, de la voix basse (et même chuchotée) à l’éclat de voix percussif. Son registre étendu, résolument moderne, impressionne par une sobriété étonnante. La musique, la voix, le souffle même font l’impasse sur l’apitoiement, mais d’une façon qui émeut. Dans le texte de Wilde, Rzewski a choisi les observations objectives pour mieux faire comprendre et sentir que l’emprisonnement est servi froid.

 

Individuelle ou collective : une même ode

En les écoutant l’une après l’autre, dans un sens ou dans l’autre, ces deux œuvres provenant d’horizons différents (intellectuel chez Schoenberg, incarné chez Rzewski) se répondent et se complètent admirablement. Peut-être étaient-elles faites pour se rencontrer ici?

 

Envoi

En ces jours où les durs tenants de postures divergentes se livrent une bataille de sourds sur les réseaux sociaux et dans le monde, où le mensonge financé est proclamé vérité, où la tolérance et la démocratie s’érodent sous les assauts haineux, où même des présidents de grands pays, loin de voir dans les différences individuelles ou ethniques une occasion de bonheur et d’enrichissement mutuel, se croient menacés et trouvent plus simple d’imposer aux gens une seule vision, une seule langue, et d’assimiler les peuples rebelles à un seul groupe ethnique, quitte à les persécuter, à les emprisonner ou à les éliminer, en ces jours donc où la psyché humaine semble avoir régressé au stade de ce qu’Erikson a appelé « la crise d’identité » (12-18 ans), les pamphlets de Schoenberg et de Rzewski me paraissent plus que jamais, c’est triste à dire, d’actualité.

 

2022-05-04 et 10

 

© André-Guy Robert, 2022
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