« La danse de l’élue », selon Valentine Hugo

Mon père aurait dit que le hasard, « c’est arrangé avec le gars des vues ». Il entendait par là que le scénariste avait machiné la trame du film pour qu’il s’y produise d’heureux (ou de fâcheux) rebondissements. N’est-ce pas son métier de « faire exprès » pour que « ça » arrive? Dans la vie, ce qu’on appelle « le hasard » est un costume taillé exprès pour nous par Dieu sait qui, et qu’il nous suffit d’endosser pour aller son chemin tout habillé.

Ça m’est arrivé un vilain après-midi d’adolescence. J’avais allumé la radio, et je glissais d’une fréquence à l’autre quand je suis tombé sur quelque chose d’inouï qui m’a cloué sur place. C’était symphonique, rythmé, syncopé, hypnotique, rebelle, collectif, païen et sacré. De la musique comme je n’en avais jamais entendu. J’ai monté le volume. Je restais accroupi, l’oreille sur le haut-parleur, sans vouloir me déplier. Comme j’avais déjà hâte de réentendre cette musique, j’allais devoir saisir au vol le nom du compositeur et le titre de la pièce. Quand la musique a pris fin, j’ai tendu l’oreille… « Le Sacre du printemps », ai-je entendu, d’un dénommé « Stra » quelque chose. Oui, c’était quelque chose! Un moment de pur hasard. Une sorte d’épiphanie que je garde précieusement dans mon coffre à rayonnements.

Des années après, à l’été 1998, je passais comme d’habitude à la librairie Bertrand de la Place Ville-Marie (je travaillais pas loin!) quand un livre m’a fait signe :

Je me suis lancé dans cette lecture.

Au détour d’une page, je tombe sur les dessins de l’artiste peintre Valentine Hugo (1887-1968) « notés en 1913 ». Tout petits, mais forçant l’admiration.

Ces « mouvements » de « La danse sacrale de l’élue » chorégraphiés par Nijinsky sur la musique du Sacre du printemps de Stravinsky — rebonjour, le hasard! — retinrent mon attention par leur délié, l’élégance de la ligne, savante, fluide et naturelle à la fois. Sur le coup, j’ai cru que chaque silhouette avait été tracée d’un trait continu sans lever le crayon une seule fois. Quelle maîtrise! Je n’avais jamais vu ça, tout comme je n’avais jamais entendu ça, la fois de la radio. Pouvez-vous imaginer mieux, pour illustrer une musique inouïe, qu’un style de dessin jamais vu? J’allais souvent y repenser, y revenir, m’en pénétrer.

Peu à peu germa l’idée de reproduire ces dessins en grand format sur le mur du salon. Mais comment?

Trois années passèrent.

 

* * *

 

Jusqu’à ce que le hasard, encore lui, me mette, en 2001, du fil de sonnette entre les mains. Eh oui! Du fil de sonnette. C’est ce qu’on m’a dit à la quincaillerie.

Il s’agissait en fait d’une paire de fils de cuivre gainés de plastique, l’un noir et l’autre blanc, enroulés en hélice l’un sur l’autre. Faciles à séparer, à plier, à modeler, à couper, et qui plus est, propres à garder leur forme. En prime, une bobine d’une autre paire de fils de cuivre, tous deux gainés de plastique noir, de faible calibre, qui allaient se prêter sans effort à faire des nœuds qui tiennent! J’avais trouvé mon matériau.

L’heure de me mettre à l’ouvrage venait donc de… sonner!

 

* * *

 

Ma première décision fut de sacrifier les portées du dessin de Valentine Hugo pour ne conserver de celui-ci que les silhouettes dansantes.

Il fallait maintenant agrandir les minuscules dessins. À la page 217 de mon livre, la ballerine la plus haute faisait trois centimètres, et la plus large, deux et demi. Je m’amusai à agrandir chaque silhouette au copieur, multipliant les agrandissements d’agrandissements jusqu’à quatre générations. Par moments, je dus repasser sur les lignes amincies pour qu’elles ne disparaissent pas à l’agrandissement suivant. Parvenu aux limites des feuilles imprimables, je suis passé à l’assemblage de détails afin de recomposer intégralement chaque image. Le résultat me sembla prometteur. La ballerine la plus large mesurait quarante centimètres; la plus haute, cinquante-cinq.

Comme je désirais obtenir des silhouettes noires et me servir d’un seul fil à la fois, j’ai dû séparer le fil blanc du noir, ainsi que les deux fils minces l’un de l’autre. Je me croyais prêt à commencer…

En plaçant mon premier agrandissement sur la table, je compris que je devrais travailler chaque silhouette à l’envers pour tirer les nœuds du côté du mur. Cela ajoutait une étape : reproduire chaque dessin clairement au verso de chaque agrandissement. J’allumai ma table lumineuse et entrepris de marquer au crayon feutre l’endos de mes agrandissements en suivant de près le dessin de Valentine Hugo, visible par transparence.

Je découvris ainsi que les dessins n’étaient pas faits d’un trait continu comme je l’avais supposé. Il faudrait donc que trouve plus tard le début de chaque trait pour couper ma broche là, et seulement là où l’artiste avait levé le crayon. Cela exigerait de l’attention.

J’étais maintenant prêt à commencer.

 

* * *

 

La technique paraissait simple, voire servile. Il suffisait de dérouler la broche principale et de l’appliquer sur l’envers du dessin. Tout de suite, j’arrivai à un angle aigu. Comment faire? Je pensai aux enseignes dont les mots calligraphiés sont écrits au néon — solution idoine. Il suffisait d’y penser : tirer le fil vers soi, ce qui donne du relief cependant. Il ne restait qu’à aplatir le renflement sans déformer l’angle voulu.

Les premiers croisements exigèrent vite des nœuds pour stabiliser la position des courbes. J’utilisais le fil mince pour ce faire, que je tordais bien serré sur les intersections; j’en coupais les bouts excédentaires et rabattais le tortillon de manière à le cacher le plus possible derrière les brins de plus fort calibre.

Il ne restait plus qu’à être patient. La première ballerine me prit une dizaine d’heures à réaliser. Il y en avait huit…

En écoutant de la musique envoûtante, les quatre-vingts heures me parurent moins longues!

 

* * *

 

Il restait maintenant à trouver une disposition harmonieuse pour mes huit sculptures (retournées à l’endroit!). Je les étalai sur le plancher de la cuisine. Ma femme et moi les avons considérées un bon moment, les déplaçant les unes par rapport aux autres jusqu’à ce que l’agencement suivant nous plaise à tous les deux suffisamment :

Comment reporter fidèlement cette disposition sur le mur du salon? J’eus l’idée d’assembler une dizaine de feuilles de papier calque en une grande surface qui couvrait toutes les sculptures posées sur le plancher. Comme le papier semi-transparent permettait de localiser les sculptures facilement, j’ai marqué leur contour au crayon feutre directement sur le papier.

Il suffisait maintenant de mettre du papier collant au haut de ma tapisserie improvisée et d’aller suspendre celle-ci au mur du salon. Il fallut s’y mettre à deux!

Quand je me suis reculé pour voir l’effet, je compris qu’il allait être saisissant. Un peu plus à gauche, un peu plus à droite, plus haut, non-non pas trop! Nous avons fini par trouver l’emplacement idéal au-dessus de la causeuse.

Maintenant que le papier calque était suspendu au bon endroit, il nous fallait inventer le moyen d’ancrer les sculptures au mur. Notre fils a proposé la solution gagnante : couper un trombone et lui donner la forme d’un U inversé.

Il fallut en fabriquer quelques dizaines. Ces agrafes, qui allaient enjamber les broches porteuses, s’avérèrent relativement faciles à enfoncer à petits coups de marteau dans le carton-plâtre du mur. (N’essayez pas d’en faire autant dans du plâtre de Paris : elles vont s’écraser!)

Connaissant maintenant l’emplacement exact de chaque ballerine, je glissai la première sous le papier calque à l’endroit qui lui était réservé. La tenant en position, il ne restait plus qu’à l’agrafer au mur. Opération délicate, mais simple. En faisant de même pour chacune des autres sculptures, l’ensemble fut bientôt accroché. Je n’avais plus besoin du papier calque; je l’ai retiré et jeté dans un coin. Il ne restait plus qu’à enfoncer quelques agrafes supplémentaires pour solidifier le tout.

La troupe de Nijinsky dansait au mur : huit ballerines pour célébrer notre joie!

Ce n’était plus du hasard. C’était la danse de l’élue.

 

2022-03-24 et 25

 

Annexe 1. Comparaison

 

 

 

Annexe 2. Les huit sculptures

Fig. 1. André-Guy Robert, d’après un dessin de Valentine Hugo.
Cuivre gainé de plastique noir (deux calibres). 26 × 36 cm.
Photo : Ronald Forget (APAL), mars 2022.
Fig. 2. André-Guy Robert, d’après un dessin de Valentine Hugo.
Cuivre gainé de plastique noir (deux calibres). 36 × 37 cm.
Photo : Ronald Forget (APAL), mars 2022.
Fig. 3. André-Guy Robert, d’après un dessin de Valentine Hugo.
Cuivre gainé de plastique noir (deux calibres). 16 × 47 cm.
Photo : Ronald Forget (APAL), mars 2022.
Fig. 4. André-Guy Robert, d’après un dessin de Valentine Hugo.
Cuivre gainé de plastique noir (deux calibres). 32 × 42 cm.
Photo : Ronald Forget (APAL), mars 2022.
Fig. 5. André-Guy Robert, d’après un dessin de Valentine Hugo.
Cuivre gainé de plastique noir (deux calibres). 26 × 49 cm.
Photo : Ronald Forget (APAL), mars 2022.
Fig. 6. André-Guy Robert, d’après un dessin de Valentine Hugo.
Cuivre gainé de plastique noir (deux calibres). 37 × 42 cm.
Photo : Ronald Forget (APAL), mars 2022.
Fig. 7. André-Guy Robert, d’après un dessin de Valentine Hugo.
Cuivre gainé de plastique noir (deux calibres). 26 × 55 cm.
Photo : Ronald Forget (APAL), mars 2022.

 

Fig. 8. André-Guy Robert, d’après un dessin de Valentine Hugo.
Cuivre gainé de plastique noir (deux calibres). 40 × 38 cm.
Photo : Ronald Forget (APAL), mars 2022.
Sculptures d’André-Guy Robert, d’après des dessins de Valentine Hugo.
Cuivre gainé de plastique noir (deux calibres). 157 × 101 cm.

 

Annexe 3. Pour aller plus loin

 

Les curieux consulteront avec profit, sur la plateforme de l’Université Paris Nanterre, le blogue pédagogique intitulé « Le Sacre du Printemps : comment une œuvre dont nous n’avons aucune trace a-t-elle pu bouleverser l’histoire de la danse? ».

Sur Valentine Hugo (née Gross) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Valentine_Hugo.

 

 

© André-Guy Robert, 2022
Toute reproduction sans l’autorisation de l’auteur est interdite.
Demande d’autorisation : andreguyrobert@hotmail.com

 

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