À la recherche de… mes inventions

J’avais 14 ans quand j’ai visité la Foire internationale de New York avec mes parents à l’été 1964. Quelle expérience! Le clou du spectacle : le pavillon de Ford. À bord d’une voiture décapotable de l’année montée sur des rails, nous passions de salle en salle, de la préhistoire à l’avenir de l’humanité! Je n’avais pas assez d’yeux pour tout voir. Aussitôt sorti, je voulais retourner dans le Magic Skyway! Mes parents finirent par m’accorder cette joie vers la fin de notre séjour. Quel plaisir de revoir les magnifiques maquettes des cités du futur!

Les cités du futur, Magic Skyway, pavillon Ford, New York World’s Fair (1964)

De retour à la maison, j’ai voulu recréer cette ambiance d’émerveillement en construisant moi-même des maquettes en carton.

 

* * *

 

J’avais déjà commencé à construire de telles maquettes. Ma toute première : une voiture en modèle réduit. Dans les années 1960, les voitures en métal vendues pour les enfants dans le commerce n’étaient pas réalistes : les quatre roues roulaient, bien sûr, mais tout le reste était moulé d’un bloc. Quelle frustration! J’avais résolu de pallier l’irréalisme en construisant moi-même une voiture jouet dont les portières, le capot et le coffre s’ouvriraient. Cette expérience allait s’avérer déterminante dans mon parcours. Avec du carton de boîtes de céréales, des ciseaux et du papier collant, j’en ai bricolé une à mon goût!

J’avais tellement eu de plaisir à construire cette voiture que je me fis dès lors un loisir de produire toutes sortes de modèles réduits en carton.

En sixième année, j’avais réalisé une maquette du Spoutnik 1 que j’avais apportée à l’école pour la montrer à mes camarades (c’est dur de réaliser une sphère en carton, je peux vous le dire!).

Le vrai Spoutnik 1

Au début des années 1960, il était encore facile de suivre de près les exploits de l’astronautique. Gagarin, Shepard et Glenn étaient mes héros; le programme Apollo me faisait rêver. Je voulais m’inscrire au cours scientifique, devenir un savant, participer à la conquête de l’espace! Mon professeur de septième année était plutôt d’avis que je n’avais pas la bosse des maths et que je serais plus à ma place au cours classique. Il en a convaincu mes parents. J’en ai pleuré.

Il avait pourtant raison. Je m’étais passionné pour les réalisations scientifiques parce que l’imaginaire m’enthousiasmait. Il s’en était rendu compte avant moi. Une fois, il nous avait fait calculer la surface de tout ce qui touchait au sol dans la classe. Nous étions là avec nos règles, tous les trente, debout, à genoux, à tout compter, mesurer… Une vraie récréation! J’aimais surtout les vendredis après-midi. Il réservait la dernière heure de la semaine à la composition française. Je le revois marcher de long en large devant le tableau vert à la recherche d’une idée. Quand il l’attrapait, il prenait un air de magicien. Dans le silence qui s’était fait, il sortait de sa tête un sujet original qui me lançait à bride abattue dans la création. Roger Dupuis, tel était son nom. Je lui dois mes premières joies d’écriture : raconter la vie d’un arbre, de sa naissance dans la forêt à sa mort dans une scierie, ou le combat de deux animaux préhistoriques… Grâce à cet exercice, je découvrais à l’intérieur de moi un monde de merveilles que je n’avais pas soupçonnées. L’heure passait trop vite, je continuais à la maison. J’allais me rendre à l’évidence bientôt : j’avais l’âme d’un littéraire ou d’un artiste, pas d’un ingénieur.

Mes idées « scientifiques » ne m’abandonnaient pas pour autant. Durant les vacances d’été, j’examinai la possibilité de construire une soucoupe volante grandeur nature. Elle occuperait toute la cour de mes parents. Je passai quelques jours à prendre des mesures. En fin de compte, j’abandonnai l’idée, faute de matériaux!

Avec le carton des boîtes d’épicerie, je me construisais des habits de robot ou j’habillais les roues de mon tricycle pour le rendre plus futuriste… À Noël, je demandais du papier collant! (Il collait bien, dans ce temps-là…)

Par les soirs venteux d’automne, je passai des heures au haut de l’escalier extérieur de la maison de mes parents, à agiter des sacs de nettoyeur pour examiner l’effet visible de l’air qui s’y engouffrait. J’étais fasciné par les formes que l’air donnait à la cellophane. C’est aussi du sommet de cet escalier que je lançais mon gros avion en carton vers la cour pour étudier la portabilité de ses ailes. Comme il avait tendance à s’écraser, je lui avais fabriqué un nez rétractable et une queue écrasable, ce qui ne réglait pas le vrai problème : les ailes. J’ai travaillé un temps à modifier leur forme pour améliorer la performance de mon avion sans arriver à une solution satisfaisante. Je me doutais que la position des ailes et la poussée que j’imprimais à mon appareil avaient aussi leur importance.

Vers 1965, j’ai étudié la possibilité de tourner un film 8 mm en trois dimensions. Je savais que nous voyons en relief parce que nous avons deux yeux placés à des angles différents. J’ai donc pensé que filmer en alternance une image de gauche et une image de droite et de doubler la vitesse de projection (à condition de masquer une image sur deux pour chaque œil!) reproduirait l’illusion de la troisième dimension. J’ai réalisé un film expérimental 8 mm dans lequel j’avais photographié chaque image de gauche en alternance avec une image de droite, grâce à un pivot de ma confection. Comme je le craignais, l’effet obtenu sur la toile de projection était une surimpression des deux points de vue. Je n’avais fait que la moitié du travail. L’autre moitié, la visionneuse individuelle, était hors de ma portée. Il aurait fallu disposer des moyens techniques pour fabriquer un projecteur capable de diriger en alternance vers chaque œil l’image qui lui était destinée. Pour cela, il aurait fallu construire un mini projecteur stroboscopique pour chaque œil! Ce qui ne réglait pas l’autre problème : cette technologie était limitée à une seule personne… Qu’à cela ne tienne! Je suis allé présenter mon film à des membres de l’équipe d’animation de l’Office national du film (ONF). Ils se sont montrés curieux et souriants, car mon idée sortait de l’ordinaire, et ils ont cherché un instant en quoi cela pourrait bien leur être utile. En vain. Ils émirent alors des réserves sur le scénario. « Le scénario? répliquai-je. Mais je n’en avais pas besoin : ce n’était qu’un test de rendu! » La construction d’un projecteur stroboscopique individuel alla vite rejoindre les autres inventions inabouties. Cela dit, mon expérience m’avait enseigné que l’alternance rapide de panneaux jaunes et bleus donnait effectivement du vert.

Une fois, j’eus l’idée de mesurer l’angle entre l’horizon et les avions qui passaient. Deux visiteurs de l’université m’apprirent que j’avais réinventé le théodolite. Ah bon!

 

* * *

 

À mon retour de New York, donc, j’avais l’esprit en ébullition. Je construisis des maquettes de villes du futur en pensant à celles que j’avais admirées au pavillon Ford, de même qu’à des images qui m’étaient parvenues en 1962 de l’Exposition universelle de Seattle. La tour, en particulier, qu’on appelait Space Needle, me faisait rêver de soucoupes volantes et d’architecture futuriste. J’en fis une version personnalisée dans mon décor miniature.

À gauche : Space Needle, Seattle World’s Fair (1962)
À droite : maquette de ma version de la Cité du futur (1964)

Un voisin venait de jeter au rebut une caisse à claire-voie dans laquelle on avait livré son réfrigérateur. Quel trésor! Je la transportai dans le sous-sol de mes parents, qui était encore, à cette époque, une grande salle vide. J’en fis l’armature d’un décor représentant la salle de commande d’une fusée lancée vers la planète Mars!

Maquette de mon décor pour À la conquête de Mars (1964)
À gauche : caisse à claire-voie devenue l’armature de mon décor
À droite : vue plongeante sur la salle de commande de la fusée

En quelques semaines, je réunis et taillai des boîtes de carton, utilisai de la broche, la peinture de vieux pots, les pinceaux qui trempaient dans l’huile, des guirlandes d’ampoules de Noël et des rallonges. Dans le sous-sol, mon décor prenait forme. En bordure, j’avais accroché au plafond de vieux draps pour faire écran. Je désirais ainsi réserver à mes parents la surprise de découvrir, une fois terminée, ma réalisation la plus ambitieuse.

Une pièce de théâtre s’était développée dans ma tête. Je fis du recrutement : la grande sœur d’un ami serait éclairagiste, son frère incarnerait Youranek, mon frère, le professeur Murphey, et je tiendrais les rôles du professeur Mordan, du bruiteur et du maître de cérémonie. Les répétitions se tinrent en secret. Les jeunes et les enfants du voisinage se rendaient bien compte qu’il se tramait quelque chose. Je laissai courir la formule « l’invention de Guy va mal », ce qui me laissait de la marge!

Ma pièce de théâtre se précisait. Elle durait maintenant une trentaine de minutes et s’intitulait À la conquête de Mars. Chacun savait improviser son texte, et nous nous étions mis d’accord sur l’aventure, un aller-retour de la Terre à la planète Mars, agrémenté de péripéties. J’avais même composé un leitmotiv musical pour le voyage, que j’interprétais en jouant avec un tournevis sur les rayons de ma bicyclette!

La première eut lieu le 22 août 1964. J’avais 14 ans. Ce jour-là, j’installai mes maquettes dans le garage et retirai les draps qui avaient jusque là caché mon décor aux yeux de mes parents (pensais-je!). Je les tendis au plafond autour des chaises alignées afin de donner aux spectateurs un sentiment d’immersion. Mes complices et moi avions distribué les invitations dans le voisinage. Nous attendions maintenant, anxieux, l’arrivée des premiers spectateurs!

Un peu avant l’heure annoncée, je levai la porte du garage sur mon exposition. Un petit attroupement se forma : une dizaine de personnes, pour la majorité des adultes. J’étais ravi! Je présentai « mes inventions » aux visiteurs, puis les invitai à prendre place de l’autre côté, au sous-sol.

Ce soir-là, je compris que les spectateurs ajoutent au théâtre une présence qui donne littéralement vie au spectacle. J’adorais entendre les réflexions, les rires, les chuchotements, les oh! les ah! Je découvrais que le théâtre est un magnifique lieu de communication humaine. D’autant que tous mes spectateurs étaient nos voisins! Nous nous connaissions déjà; par la magie de la convention théâtrale, nous nous découvrions autrement.

Cette représentation fit date. Pour en perpétuer le souvenir, nous en avons enregistré une version audio sur ruban magnétique (reportée sur CD par la suite). J’ai aussi reproduit le décor à l’échelle 1:12 (photos ci-dessus) pour le montrer éventuellement à mes enfants. Quand ceux-ci furent en âge de comprendre, je leur ai présenté la maquette avec sans doute un peu trop d’attentes… Leur curiosité s’est avérée de courte durée : mon expérience leur échappait visiblement; la maquette est retournée dans le rangement pour de nouvelles années d’hibernation. Quand un jour je l’ai montrée à mon petit-fils, il l’a regardée sans faire de commentaire.

Je viens de réécouter l’enregistrement sonore que nous avons fait en 1965. Cela sonne à mes oreilles comme des enfants qui jouent : dialogues hésitants, mise en scène naïve, ambiance joyeuse, bonne volonté manifeste. Écouter des jeunes à ce point inoffensifs, c’est touchant.

Sur la maquette de mon décor, âgée de 56 ans aujourd’hui, l’entropie a fait son œuvre. Même soigneusement emballée, la poussière s’y est infiltrée, incrustée; la peinture a terni ou s’est écaillée; des éléments se sont déformés, brisés d’eux-mêmes; le passage du temps a sali l’éclat du neuf. Moi qui espérais rivaliser avec les pharaons! Allez, artéfacts, dans le rangement!

Je préfère encore mes souvenirs.

 

2021-06-18 et 2022-02-22

 

Annexe 1. Photo de presse

 

La réalisation de mes idées m’a toujours paru prioritaire par rapport à la notoriété. Ma mère était si fière de sa progéniture qu’elle s’en faisait spontanément l’imprésario… Elle fit donc (à mon insu) les démarches auprès du journal La Presse. Un jour, je vois débarquer à la maison une journaliste accompagnée d’un photographe. Pourquoi donc? Pour faire un reportage sur mes « inventions ». Ah bon! Pourquoi pas? Si ça peut les intéresser…

Maquette de La guerre des mondes par Guy Robert (15 ans) d’après H. G. Wells.
Photo : Jean-Yves Létourneau, La Presse (1965).

 

Annexe 2. Article de La Presse (1965)

 

Quelle ne fut pas ma déconvenue de trouver l’article promis par la journaliste à la rubrique « Vie féminine » du journal!

Désolé pour la piètre qualité de la reproduction : l’image ci-dessous provient des archives numériques de La Presse. Il faudrait retourner à la version papier ou microfilmée pour une meilleure résolution. Ça vous dit de le faire?  😉

Annexe 3. Réalisations diverses (été 1965)

 

J’ai passé l’été de mes 15 ans à réaliser divers projets : pas de lancement de la fusée Saturne V et fusée Saturne V, maquettes et fonds de scène pour La guerre des mondes de H. G. Wells, maquette 1:12 du décor ayant servi à mon spectacle de théâtre de l’été précédent (À la conquête de Mars), peinture d’un vaisseau spatial…

Été 1965 : Guy Robert, entouré de ses maquettes

 

© André-Guy Robert, 2022
Toute reproduction sans l’autorisation de l’auteur est interdite.
Demande d’autorisation : andreguyrobert@hotmail.com

 

Retour à la page https://andreguyrobert.com/curiosites/
> Souvenirs

3 réflexions sur “À la recherche de… mes inventions

  1. «Curieux» André-Guy Robert… tu portes bien ton nom…. Ta curiosité n’a toujours pas de limites. Tu n’as pas changé et c’est tant mieux pour toi et pour tous ceux qui te suivent. Bravo à l’homme de ma vie ! Quel bon choix ai-je fait !…

    J’aime

Laisser un commentaire