… comme certaines lumières du jour
à certaines heures…
Raphaële Billetdoux
Pour cet hommage, je viens de relire Mes nuits sont plus belles que vos jours, prix Renaudot 1985, dans mon exemplaire d’origine dont la colle, aujourd’hui desséchée, vous tombe en pellicules sur les genoux. J’ai dû poser le livre à plat sur la table pour ramener les feuillets à l’ordre. Faudrait-il agir de même avec la passion ?
Nathalie Petrowski a rendu compte de sa visite à Raphaële Billetdoux dans Le Devoir du 14 décembre 1985. Un texte très « écrit », marque d’un temps révolu, peut-être. L’autrice confiait à la journaliste que, du moment où elle commence à écrire, « plus rien d’autre n’existe » ; elle remet la vie « à plus tard ». Lorsqu’elle devait sortir de son cocon, tout lui paraissait, par contraste, étrange, déformé, « comme si elle s’était absentée de ce monde », le nôtre.
Cette expérience me rejoignait tout à fait. C’était l’époque où j’écrivais « dans mon roman ». Travaillant à temps plein, il ne me restait que les samedis. Travaillant à temps plein, il ne me restait que les samedis. Alors, c’était la fête : du temps à moi ! « On est bien, confiait Raphaële Billetdoux, et on se fait un peu peur à soi-même. » La vie intérieure est toujours un grand risque.
Trente-huit ans après ma première lecture, il ne m’a pas semblé relire le même livre. Nous avons vieilli, mon exemplaire et moi. Il est vrai qu’on ne « lit » jamais que ce qu’on est en mesure de décoder. J’avais été ému par la beauté du style, de cela, je me souvenais, pas de la trame narrative. Je ne me souvenais pas que l’autrice désirait nous servir un avertissement : attention aux hommes contrôlants. Ils sont pareils à des trous noirs. S’en approche-t-on de trop près, ils nous aspirent et nous disloquent. C’est ce que je n’avais pas compris en adressant la lettre suivante à l’attention de « Madame Raphaële Billetdoux » le 15 mars 1988.
Un peu ampoulé, je pense. Le mot somptueux, cependant, demeure vrai surtout pour la première page du roman, que j’ai déjà, tout un après-midi, tenté de mémoriser.
Avertissement, style, mais aussi, à la relecture, découverte que Blanche, la femme de Mes nuits sont plus belles que vos jours[1], se montre plus empathique, plus disponible à l’autre, en un mot plus ouverte, plus réaliste aussi, que Colin, son amant. Ce roman aurait donc pu s’intituler L’ouverture des bras de la femme[2].
Cinq mois passent.
Le 24 août 1988, je reçois une lettre de Paris adressée à « Monsieur André-Guy Robert ».
Avoir des enfants à la maison, je savais ce que cela voulait dire pour l’écriture. En même temps, on veut répondre aux petits bras tendus.
Reste, en effet, « cette un peu douloureuse nostalgie » que « certaines lumières » — comme « cette large déchirure de ciel, profonde et envenimée » — viennent « remuer ». C’est ce que j’ai appelé L’éclat des passions. Quelque « brasero » dont l’attrait ne dit rien de la brûlure.
Un parfum de liberté
… elle rencontrait par endroits
des odeurs d’amour[3]…
Raphaële Billetdoux
1985. Les Champs-Élysées à la sortie des bureaux : jeunes femmes racées, hommes d’âge mûr aux yeux brillants. L’heure bleue… blanc rouge. La chasse est ouverte.
*
Après le bureau, congé ! Il sort dans l’effervescence de la rue Sainte-Catherine. C’est l’heure où tout le monde est libre. Les femmes sont belles comme cet instant. Chacun regarde autour de soi et n’y croit pas. Chacun pense à l’avenir immédiat, à la possibilité d’un cadeau du hasard.
Ah ! cet appétit de femmes ! D’inconnu, d’aventure, de liberté. D’inattendu, d’expériences. De flânerie avec soi-même ! Marcher dehors incognito, disponible, curieux d’imprévus, quelle détente ! Parmi d’autres jeunes s’exclamant de santé, quelle joie !
Rien ne lui convenait mieux que cette marche au hasard de la ville[3].
*
— Nous pouvons créer sur mesure le parfum de vos rêves. Si, si. Pourquoi cet air ébahi ? Vous êtes à Paris, Monsieur.
Chant de sirène
…. alors qu’il ne s’attendait plus à ce que
réellement elle chantât, elle chanta[4]…
Raphaële Billetdoux
Avec l’invincibilité de celle qui
vient déjà de beaucoup pleurer
la voix d’une femme ou d’un violon
cède au parfum du corps
le soin d’un toucher collectif
Je me prête à la convention de la scène
Me donner à vous corps et âme
Allumer mes feux dans votre esprit
vibrant ému jaloux désirant
Vous assiéger à votre place
Jusqu’à tenir une dernière note
les yeux et la bouche grands ouverts
Debout à tout rompre c’est vous c’est elle
Un rayon de lumière soudain
suspend une tête dans les ténèbres
La confession
Vous êtes tout à fait inattendue,
conclut-il[5].
Raphaële Billetdoux
1988. Rue Saint-Laurent : l’homme qui marche a parcouru la ville. Il se cherche partout, n’a rencontré encore personne. Sinon cette femme qui l’a interpelé. Il lui fait confiance parce qu’elle porte une robe à fleurs.
Trop tard pour renoncer : ils se trouvent devant l’escalier abrupt. Tandis qu’elle monte devant lui, il l’examine. Vue d’en bas, elle a des jambes interminables, les épaules d’une orpheline. Il n’a jamais connu de corps comme celui-ci [6].
Le lit double fait pitié. L’homme a posé familièrement la main sur la robe de soie. Pas de sous-vêtement. Elle esquisse un geste machinal, comme pour se dévêtir. Il dit non, non. Pas comme ça. Elle a une bouche à croquer. Sur le cou, un tatouage discret ; port de tête farouche et digne ; retenue soudaine, étonnante. Cette maturité précoce, elle l’a eu comme ça, se dit-il, à faire ça.
Il la regarde aux yeux.
— Combien tu demandes ?
— Ça dépend de ce que tu veux.
— Parler, c’est combien ?
Laval, le 10 décembre 2023.
André-Guy Robert
Lauréat du prix André-Jacob–Entrevous 2022 et du Prix de la bande à Mœbius 2003. André-Guy Robert a publié un témoignage sur Marie Uguay dans le numéro 8, « Fulgurance » (juin 2023), de Femmes de parole. Depuis 1984, il publie des textes littéraires, des photos et des dessins dans diverses revues (Possibles, Entrevous, Écrits, Mœbius, XYZ, Le Sabord…), de même que dans des ouvrages collectifs.
Ce libellé et cette mise en pages sont ceux que souhaitait André-Guy Robert. Pour l’édition publiée, l’éditrice a refusé d’inclure les montages visuels ci-dessus, et l’auteur n’a pas eu la possibilité de corriger les épreuves. En conséquence, des détails voulus (italique, libellé standard des références) ont été modifiés à son insu. Vous avez droit ici au texte intégral dans sa présentation d’origine approuvée par l’auteur.
Suite de textes publiée dans : Femmes de parole,
numéro 11, « Traversées et encrages »,
troisième trimestre 2024, Laval, p. 61 à 66, et p. 83 [86 p.].
Permis de reproduire accordé par l’éditeur.
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Nancy R. Lange a présenté André-Guy Robert,
et celui-ci a lu son témoignage en public
(premier des quatre textes ci-dessus)
lors du lancement du numéro 11 de Femmes de parole,
tenu au Centre d’exposition de Val-David,
à Val-David, le 1er septembre 2024.
[1]. Parce qu’elles sont… blanches ! Et pour cause.
[2]. Allusion à L’ouverture des bras de l’homme, autre titre de Raphaële Billetdoux.
[3]. Mes nuits sont plus belles que vos jours, Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 1985, p. 39.
[4]. Ibid., p. 77. Les mots en italique proviennent respectivement des pages 77 et 69.
[5]. Ibid., p. 131.
[6]. Ibid, p. 130. « Aux yeux », c’est de Raphaële Billetdoux, quelque part.
© André-Guy Robert, 2024
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