J’ai sommeillé longtemps au fond d’une verrière
à bâtons rompus avec tous tes rêves
MARIE UGUAY[1]
Il faut avoir du respect
pour les rêves de sa jeunesse.
STEFAN ZWEIG
citant Schiller[2]
J’ai une dévotion pour ce qui me dépasse : le mystère, les idées sous-jacentes, les textes dont le libellé monte la garde devant le sens obvie — ceux de Saint-John Perse, de Marcel Proust, de Marie Uguay —, mais dans lesquels je soupçonne le travail d’une conscience attentive, puits de connaissances et de sensations auquel j’aurais accès si, comme certains privilégiés, je disposais d’un seau, d’une poulie, et de la force qu’il faut pour tourner la manivelle et remonter à la margelle le poids d’une eau, jusque-là soustraite aux indiscrets, chargée de poussière d’or.
Je ne comprends pas ce que je lis, sinon par bribes, et c’est pourquoi je poursuis ma lecture, car me parvient clairement le souffle épique de Saint-John, la musique linguistique de Marcel, le chuchotement confidentiel de Marie. Autant de guides qui, en nous faisant lire autrement, nous poussent à vivre autrement.
il y a ce désert acharnement de couleurs
et puis l’incommode magnificence des désirs[3]
Je revois les photos abstraites de Stéphan Kovacs, le compagnon de Marie. Dans le temps, j’avais imaginé avec une secrète envie la complicité du couple artistique que tous deux formaient. Elle était plus jeune que moi de cinq ans seulement.
J’ai découvert sa poésie alors qu’elle était déjà assiégée par le cancer qui allait l’emporter à 26 ans, si jeune, si pleine de promesses, scandale dont elle ne semblait pas se rendre compte, occupée qu’elle était à faire advenir les mots d’« un matin dissemblable des autres[4] ».
Je repasse mentalement Marie Uguay, le documentaire de Jean-Claude Labrecque, qui nous montre Marie, dans les photos de Stéphan, appuyée à l’oreiller, blanche dans son lit d’hôpital, les yeux implorants. Elle qui allait mourir les yeux ouverts avait été intarissable d’enthousiasme sur les possibilités du français, quand parler, simplement parler, revenait à extraire de ses poumons alanguis un souffle raréfié, sifflant.
J’aimais Marie Uguay. Je suivais son œuvre, elle était en bonne voie! De quelles avancées étonnantes sur la vie quotidienne sa disparition nous a-t-elle privés?
Ses riches intuitions, je les relis aujourd’hui; c’est comme de croiser dans la rue, un jour où l’on n’y pensait pas, un amour de jeunesse : « Marie! Qu’est-ce que tu fais là? » (Tu es vivante?) Elle me regarde en souriant, néglige de me répondre et continue de sourire : c’est bien une revenante. L’apparition a déclenché la dilatation des pupilles et cette brûlure au ventre qui trahit le bonheur d’aimer. À quarante ans de distance, je retrouve, intacte, l’émotion que j’ai éprouvée, la première fois, à lire ces mots inouïs dont je ne devinais le sens que dans leur allure de miracle.
Laval, les 30 novembre, 12 et 26 décembre 2022.
André-Guy Robert
Lauréat du prix André-Jacob−Entrevous 2022 et du Prix de la bande à Mœbius 2003. Depuis 1984, publie des textes littéraires, des photos et des dessins dans diverses revues (Possibles, Entrevous, Écrits, Mœbius, XYZ, Le Sabord…), de même que dans des ouvrages collectifs. Ses publications sont réunies sur le site andreguyrobert.com.
Textes publiés dans :
Femmes de parole, numéro 8, juin 2023,
Laval, p. 58, 59 et 110 [112 p.].
Permis de reproduire accordé par l’éditeur.
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Mireille Cliche a lu la présentation d’André-Guy Robert
et celui-ci a lu ce témoignage en public
lors du lancement du numéro 8 de Femmes de parole
tenu au Centre d’arts de Sainte-Rose, à Laval,
dans le cadre du Festival littéraire Gens de paroles (7e édition)
le 16 septembre 2023.
[1]. Marie Uguay, L’outre-vie, Éditions du Noroît, Saint-Lambert, 1979, p. 79.
[2]. Stefan Zweig, L’âme humaine, Bouquins Éditions, Paris, 2022, p. 151.
[3]. Marie Uguay, Autoportraits, Éditions du Noroît, Saint-Lambert, 1982, p. 58.
[4]. Marie Uguay s’exprimant spontanément dans Marie Uguay, documentaire de Jean-Claude Labrecque, ONF, 1982.
© André-Guy Robert, 2022, 2023
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