« Phos », par Steve Savage

Fusion de courriels adressés à André-Guy Robert
les 10 septembre et 20 octobre 2023.

 

Ton album est prêt.

Il s’appelle Phos (lumière), c’est un clin œil à ton travail de photographe, mais c’est bien plus et bien moins. Pour mes titres, j’y vais tout à fait à l’instinct. Tout dans ENTEN, ou presque, est fait à l’instinct. En anglais, on dit « play by ear » :

… to decide what to do when you know what is happening, rather than planning in advance: – I cant tell you what to expect. – Dont worry, Ill play it by ear.

Le titre est souvent déterminé par d’autres sons ou mots que le titre me rappelle. Souvent, il dérive ou découle des titres qu’il y a autour. Il y a beaucoup de mots étrangers et inventés.

 

Je t’explique un peu mon projet

J’ai maintenant une vingtaine d’albums de faits, et plusieurs autres sont en préparation. Le processus est plutôt organique : j’affine la méthode d’un album à l’autre, je change les outils, j’améliore mes compétences, je rode mon oreille, je fais des expériences…

Le projet général s’appelle ENTEN (« antenne » ou « entends » ou les deux, au choix).

 

Comment c’est fait

1.

Je demande à quelqu’un (famille, ami, quidam) d’enregistrer une phrase générique qui comprend son nom complet :

« Je m’appelle Xxxx Xxxx. »

2.

À partir de cette phrase, je compose un « album » qui comprend deux plages. Chaque pièce dure entre 3 et 15 minutes environ. Ça correspond à peu près aux durées « permises » sur les faces d’un 33 tours, comme quoi le hasard fait bien les choses. (J’ai produit un vinyle pour Hitode, dédié à Samuel Rochery. C’est coûteux et peu probant. Les pièces sonnent mieux en fichiers numériques, au casque.)

3.

Sur la face A, on trouve la pièce faite à partir du ou des prénoms.

Sur la face B, on trouve la pièce faite à partir du ou des noms de famille.

4.

Chaque pièce est faite de l’échantillon du nom distendu démesurément. À partir du logiciel Live 11 d’Ableton, j’applique un algorithme qui étire l’échantillon sans en changer la hauteur. Résultat : les ondes sonores sont en quelque sorte dissociées et magnifiées. Les fréquences (partiels), parfois harmoniques, parfois dissonantes, se distinguent. Puis, j’applique un effet de réverbération (reverb) qui fait que les sons s’allongent; se croisent, s’entrechoquent. S’ensuit une panoplie d’artéfacts, de bruits, de résonances. Les transitoires deviennent expressives, dramatiques, poignantes. Les formants chatoient. La réverbération naturelle est amplifiée. Les modulations sont incessantes : vibratos, déphasage (effet de phase) ou annulation de phase, repliement de spectre (aliasing), fréquences de battements (pulsations)…

Mon travail se résume à sculpter les fréquences pour mettre certaines d’entre elles en évidence, assurer un certain équilibre général, éviter la cacophonie, les dissonances un peu trop grinçantes, et optimiser les niveaux de gain (gain staging). Le résultat rappelle un peu les musiques microtonales, spectrales et bruitistes. J’y entends chant grégorien et diphonique, musique minimaliste, Ambient et Noise. Brian Eno, Aphex Twin, Merzbow, R. Murray Schafer, John Luther Adams ne sont pas des inspirations en soi, mais le son ou l’approche sont parfois comparables.

Pour l’oreille non avertie, le résultat peut être un inextricable magma qui ne donne rien d’autre qu’un mal de tête. J’espère plus! Je ne te dirai pas ce qu’il y a à entendre, c’est toujours changeant. Je peux te dire un peu comment entendre : d’abord, je suggère le casque et un volume assez élevé (il y a parfois un ou deux pics sonores dans les pièces, mais je garde le tout dans une plage d’environ 4 décibels – à priori, pas de danger pour les oreilles; il y a certes, parfois, de très hautes fréquences, mais très peu de distorsion). Ensuite, je suggère une écoute continue. Oui, il y a des événements, des « moments forts » mais ce sont surtout le mouvement, l’enchaînement, le passage d’une séquence à l’autre qui sont à entendre. Moi, quand j’écoute une de ces pièces, j’essaie de me laisser porter par les vagues sonores et je plonge de temps en temps, je traverse la surface, j’explore les profondeurs. Les strates de sons, dans l’espace stéréophonique, sont innombrables et ça bouge toujours. Les voiles du spectre peuvent être soulevées, les unes après les autres, mon attention se porte ici et là, une nouvelle mise au point est faite, j’entends toujours quelque chose d’autre, fasciné et étonné chaque fois que tout cela vient d’une seule voix, d’un seul nom.

Mon étonnement après les premiers essais a été de voir émerger toutes ces voix humaines parmi le foisonnement de sons. Tout un chœur né d’une simple voix. Tout un monde issu du nom!

Un autre intérêt de ces pièces quasiment produites par génération spontanée, c’est qu’elles se développent aux limites des possibilités de l’oreille humaine. La plage des ondes est trop vaste, les couches superposées sont trop nombreuses. Même spatialement, de curieux phénomènes surviennent. Nos sens sont trompés. Le cerveau ne sait plus où donner de la tête. Je suis prêt à parier que pour une même pièce, personne n’entend la même chose. Un exemple : on perd du spectre sonore avec le temps. Moi, je n’entends presque plus les fréquences au‑delà de 8000 Hz : je produis donc des sons que je ne peux même pas entendre.

5.

La création de la pochette est aussi guidée par un principe directeur. Il s’agit d’illustrer celle-ci au moyen d’un portrait de la personne dont la voix a servi à la production des pièces. Ce portrait est cependant traité dans un logiciel de création graphique vectorielle (Adobe Illustrator). Ma première contrainte est de ne pas modifier le visage avant son traitement (pas de découpage, pas d’autres sources, pas de collage). Une fois vectorisée, la photo devient dessin : un ensemble de lignes et de masses noires ou blanches. La plupart du temps, je me contente de combiner, plutôt au hasard et rapidement, quelques effets jusqu’à ce que j’arrive à un résultat qui me satisfasse. Le résultat qui me satisfait n’a, le plus souvent, plus rien à voir avec le visage.

 

Voilà! J’espère que tu plongeras dans ton nom!

À bientôt!

Steve

 

Phos

Album créé par Steve Savage pour André-Guy Robert (Montréal, septembre-octobre 2023).

Pochette

Face A

« Je m’appelle André-Guy » (6 min)

Face B

« Robert » (6 min 56 s)

 

Publié sur andreguyrobert.com
avec l’aimable autorisation de Steve Savage.

 

© Steve Savage, 2023

 

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