La guerre et la paix

LIATOCHINSKI, Boris [1894-1968]

PUTS, Kevin [1972-    ]

  • Silent Night Elegy (2018, 46 ans), Louis Symphony Orchestra, Stéphane Denève, chef; DELOS (DE 3620), 2025 [23 min 42 s]

Dans ses Carnets d’Ukraine (Allary Éditions, 2025), le réalisateur français Michel Hazanavicius décrit sa rencontre avec une jeune militaire ukrainienne prénommée Olga qu’il qualifie de « Super-héroïne ». Il lui consacre douze pages (p. 177-188) et quatre dessins. Je vous résume…

Championne de karaté ceinture noire premier dan, Olga a remporté des médailles d’or, d’argent et de bronze aux différents championnats d’Ukraine et d’Europe. Adepte de la boxe et du kick-boxing, elle pratique aussi le tir d’entraînement. Le 24 février 2022 quand elle a entendu les premières bombes vers 5 h 30 du matin, elle a décidé d’aller s’enrôler immédiatement. Le lendemain, elle était dans les rues de Kyiv à échanger des tirs avec des Russes. Soldate énergique, elle a néanmoins été blessée cinq fois, ce qui ne l’a pas empêchée jusqu’ici de retourner au front.

Parallèlement, Olga est violoniste de haut niveau; elle étudie pour devenir chef d’orchestre! « Inutile de dire que cette jeune femme est volontaire et disciplinée », écrit Michel Hazanavicius. C’est un phénomène.

Si je rapporte tout cela, c’est qu’après la guerre, cette battante souhaiterait faire partager son expérience de la guerre. Comme une telle expérience est proprement indicible, Olga aurait recours à la musique pour la faire partager. « Le front est une réalité parallèle, dit-elle; je ne peux pas l’expliquer. Je ne veux pas en parler, personne ne peut comprendre. Mais la musique est faite pour ça : raconter sans les mots. Quand tu t’exprimes en musique, les gens attrapent l’émotion que tu veux transmettre. » Elle se voit diriger la Symphonie no 3 de Liatochinski. C’est « une symphonie qui exprime bien la situation ici », conclut-elle sobrement. Souhaitons qu’elle puisse un jour la diriger!

Écoutons donc cette symphonie pour sentir ce qu’Olga veut « partager ».

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La Symphonie no 3 (1951) du compositeur Boris Liatochinski (1894-1968, Jytomyr−Kiev, République socialiste soviétique d’Ukraine, URSS) me rappelle la Symphonie no 5 (1937) de Dimitri Chostakovitch (1906-1975, Saint-Pétersbourg−Moscou, République socialiste fédérative soviétique de Russie, URSS). Comme on le voit, les deux musiciens ont composé — c’est le cas de le dire! — avec le régime soviétique.

Comme les autorités mettaient un point d’honneur à soutenir une propagande optimiste, il fallait bien que la musique humaniste, si elle s’aventurait en territoire souffrant, se termine en majeur. C’était alors vrai à Kiev, mot qui est la version russe du nom ukrainien Kyiv, et c’était vrai à Moscou.

Créée le 23 janvier 1951 sous Staline (décédé le 3 mars 1953), la Symphonie no 3 de Liatochinski se termine donc en majeur. Ce quatrième mouvement ne cède toutefois pas à un triomphalisme aveugle. Comme le titre de l’œuvre l’indique — « Peace Will Defeat War » —, son objet de louange et d’espoir réside dans la paix et non dans le Parti. La « guerre » évoquée ici est la guerre froide, qui opposait principalement l’URSS, représentant le bloc oriental communiste, et les États-Unis, représentant le bloc occidental capitaliste.

Bien que Liatochinski prît le parti de la paix, une cause apparemment irréprochable, le régime jugea la symphonie « antisoviétique ». Dans un contexte où tout art devait servir l’endoctrinement citoyen, on y releva du « formalisme », c’est-à-dire de la dissidence. Le compositeur fut contraint de retravailler l’œuvre. Celle-ci fut présentée en 1955 dans une version « corrigée ».

Aujourd’hui, diriger à Kyiv la Symphonie no 3 de l’Ukrainien Liatochinski, comme le souhaite la soldate et cheffe d’orchestre Olga, résonnerait en Ukraine, après plus de dix ans d’agressions territoriales russes, avec une force analogue à celle de la création, le 21 novembre 1937, de la Symphonie no 5 du Russe Chostakovitch, alors déclaré « ennemi du peuple » dans un contexte d’épuration bientôt massive et d’angoisse collective.

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L’art est le lieu de la pensée libre. Voilà pourquoi les dictateurs brûlent des livres, interdisent des œuvres et incarcèrent des créateurs.

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J’ai découvert Silent Night Elegy du compositeur américain Kevin Puts en même temps que la Symphonie no 3 de Liatochinski. Heureuse coïncidence; hasard prédestiné!

Cette pièce orchestrale en un mouvement a résonné en moi comme la symphonie de Liatochinski l’a fait pour Olga : un coup de poing. Effrayante, énergique, convaincante, d’une grande maîtrise formelle. La puissance émotive, si forte dans la première partie, y garde sa tension même dans les passages apparemment plus calmes, car ceux-ci demeurent chargés du poids de ce qui les précède.

Le programme comporte quatre parties qui s’enchaînent sans interruption : 1. une évocation de la guerre, culminant dans une scène de bataille réellement cataclysmique (cataclysmic battle scene), 2. l’enterrement des morts par les survivants, 3. la colère des généraux surprenant les soldats en train de respecter une trêve improvisée pour Noël (le « Silent Night » du titre) et 4. une finale nostalgique (l’élégie proprement dite) à la pensée du foyer bien-aimé loin duquel les soldats devront tenter de s’endormir.

Je serais curieux de connaître l’opinion d’Olga sur cette œuvre dont le titre et le sens assombrissent ceux du fameux chant de Noël Silent night, holy night (Douce nuit, sainte nuit).

Silent Night Elegy (2018) est tirée de l’opéra Silent Night (2011) du même Kevin Puts mettant en scène l’épisode de fraternité improbable qu’il y eut sur le front, à l’insu des généraux, la nuit de Noël 1914, entre des Français et des Allemands. Le film français Joyeux Noël (2005) de Christian Carion raconte cette histoire exemplaire.

Et dire que le patriarche Kirill, patriarche de Moscou et de toutes les Russies — et « fervent partisan de Vladimir Poutine » (La Croix) —, a publiquement soutenu l’invasion russe de l’Ukraine, en la qualifiant d’offensive contre les « forces du mal »! Le petit Jésus doit se retourner dans sa crèche.

2025-10-13/23

 

© André-Guy Robert, 2025
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