Piano en réalité augmentée

RZEWSKI, Frederic [1938-2021]

Ce qu’il y a de particulier dans ces 36 Variations, et encore plus dans le De Profundis, c’est la respiration du compositeur-pianiste, qui accompagne le piano. Rien à voir avec le chantonnement de Glenn Gould, qui suivait la musique de Bach comme une ombre… parasite. Ici, la musique s’exprime en « réalité augmentée » grâce au souffle du pianiste, souffle qui a sa propre partition, émotive.

Dix-neuf ans séparent les deux œuvres. Celles-ci, animées par des attitudes diamétralement opposées (confiance/détresse) sont indépendantes l’une de l’autre. Seule l’approche personnelle, ardente, de Rzewski leur donne peut-être un air de famille.

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Frederic Rzewski a entendu pour la première fois ¡El pueblo unido jamás será vencido! (1973) de Sergio Ortega et du groupe Quilapayún à un concert du groupe chilien Inti-Illimani donné au Hunter College à l’automne 1974. Ce jour-là, il était accompagné d’Ursula Oppens, la pianiste qui, sans s’en douter alors, allait créer deux ans plus tard les 36 Variations que Rzewski composerait sur cet air dans le cadre d’une série de concerts marquant le bicentenaire de la révolution américaine. Aux oreilles du compositeur, le thème d’Ortega ressemblait à celui de Paganini, ce qui lui a suggéré l’idée de variations, un procédé de composition approprié, selon lui, pour célébrer l’unité dans la diversité, celle de l’Amérique du melting pot.

Formellement, la pièce se compose de six « cycles » : 1. événements simples; 2. rythmes; 3. mélodies; 4. contrepoints; 5. harmonies; 6. combinaison de ces éléments.

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Le De Profundis (1994) s’adresse plus directement aux sentiments. On y entend la souffrance du dandy Oscar Wilde, doublement humilié : par une condamnation pour « grossière indécence » et par son emprisonnement dans des conditions qu’il juge infâmes. Le texte dramatique, extrait de lettres qu’il a écrites à lord Alfred Douglas, concourt puissamment à la charge émotive, de même que l’interprétation brillante de Rzewski, ponctuée de halètements.

Le compositeur a adapté le témoignage de Wilde dans ce qu’il décrit comme un « oratorio mélodramatique » en huit parties pour piano et voix.

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En ce qui concerne le De Profundis, j’adore la façon très « lisible » qu’a Rzewski de dire le texte comme s’il était lui-même Oscar Wilde. Ça me paraît si vrai!

Rzewski joue du piano comme il respire, et il respire comme il joue. Dommage qu’il soit décédé. Il devait être une personne allumée, capable d’illuminer, d’ouvrir des horizons. J’aurais aimé avoir des échanges avec lui, me tenir à côté de son piano quand il joue.

Cela me rappelle quand ma mère se mettait au piano. La musique qui sortait mystérieusement de ce meuble de famille, autrement si lourd, massif et silencieux, avait l’art de m’émouvoir. J’étais médusé aussi par l’agilité des doigts de ma mère, soudain enchantés. Elle jouait du Chopin et du Rachmaninov. Au temps des fêtes, elle chantait des cantiques de Noël en s’accompagnant… et nous avec elle! À cette époque, chacun n’était pas envoûté par son téléphone; nous fêtions ensemble.

Parfois, mon frère se mettait au piano et improvisait des pièces qui préfiguraient dans une certaine mesure le style ardent et incisif de Rzewski. Ses mélodies n’ont malheureusement pas été notées; le temps les a emportées au large.

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Bien sûr, tout le monde a ses références, donc ses préférences. D’où les jugements « J’aime » ou « Je n’aime pas ».

Une amie m’a donné son avis sur les deux pièces de Rzewski : « La première est agréable et surprenante, m’a-t-elle écrit, mais elle devient mécanique, technique; la seconde est trop savante, pompeuse; à jouer pour soi-même afin d’épargner les auditeurs. » Et toc!

Stéphane Mallarmée en déduirait qu’« un coup de cœur jamais n’abolira le jugement »!

Je terminerai donc mon propos par un humble « S’cusez-la! » sonore, formule dont se servaient autrefois les conteurs et les violoneux du Québec lorsqu’ils prenaient congé de leur auditoire, ce qui voulait dire : « Salut! »

2025-10-13

 

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