Décapé!

Notre chauffeur-guide nous conduit, ma femme et moi, en banlieue de Marrakech dans un quartier qui ressemble au centre-ville de Laval. Je n’aurais jamais pensé qu’un hammam, fût-il de luxe, puisse se trouver au quatrième étage d’un immeuble abritant des bureaux de médecins spécialistes. J’avais plutôt en tête les tableaux que les orientalistes — Gérôme, Benjamin-Constant — ont fantasmés pour nous : harems exotiques où les femmes alanguies se prélassent, « cheveux épars, chairs nues ». En voyage, il ne faut présumer de rien, on n’arrête pas de l’oublier.

Les hôtesses arabophones ne parlent ni français ni anglais, et il n’y a pas de sous-titres. L’une d’elles nous dirige dans une petite salle où, sur trois lits étroits, reposent des serviettes et des peignoirs. Elle repart en fermant la porte derrière elle, nous laissant seuls avec notre ignorance. Nous ne savons pas si, en pays musulman, nous devons porter un maillot ou non, et si le bain de vapeur présumé sera mixte. Nous décidons de jouer de prudence et d’enfiler la petite culotte jetable qu’on nous a fournie. Il sera toujours temps de la retirer.

Au bout d’un long moment, deux jeunes femmes en maillot de bain viennent nous chercher. Elles nous conduisent dans une pièce humide et parfumée et s’y enferment avec nous. Nous serons donc seuls tous les quatre.

Elles nous font assoir chacun sur une plateforme de marbre qui va vraisemblablement servir de table de massage. Rien de coussiné ici, ce sera spartiate. Devant le mur du fond trônent un grand évier de pierre taillée déjà rempli d’eau et deux bols de métal. Je souris à ma femme, assise en face de moi, quand soudain elle disparaît derrière le rideau d’eau chaude qui m’est tombé sur la tête. J’ai fermé les yeux instinctivement. C’est donc commencé, je n’ai plus qu’à me laisser faire.

La femme qui s’occupe de moi s’attaque à ma peau avec un gant de crin. Le torse, les jambes, le dos… Après un grand rinçage, on recommence avec un liquide odorant, desquamant. Elle ponce, masse, malaxe! C’est fou comme l’esprit se concentre sur le moment présent quand le corps réclame une attention de tous les instants! Nouveau rinçage, à l’eau tiède. Les mains tantôt si rudes m’enveloppent maintenant d’une huile fraîche, presque froide, qui me fait l’effet d’un baume.

Je pourrais être n’importe qui n’importe où. Quelque chose a cédé. Une résistance. Mon abandon confine au sommeil. L’idée de me trouver au Maroc me paraît aussi lointaine qu’aux fumeurs d’opium celle du réveil.

* * *

Je reviens à moi dans la camionnette de Kalil. Ma femme et moi sommes en route vers son appartement. Nous lui avons promis de le suivre chez lui après le hammam. Sauf que nous n’avons pas prévu être dans un état second. Nous avons été écorchés, attendris. Nous sommes comme du bois de grève, l’aubier à l’air, échoués, tout lisses. Nous serions à notre place sur du sable fin. Bien sûr, il n’est pas question de décevoir notre ami en chemin : il se fait une telle joie de nous présenter ses enfants et sa femme! Il s’agit là d’un privilège, d’un honneur, nous en sommes bien conscients. À nous d’employer la demi-heure du trajet pour nous refaire une présence.

Kalil habite dans un HLM d’une lointaine banlieue de Marrakech. À notre arrivée, il salue le gardien avec son aménité naturelle, bien que celui-ci me paraisse d’humeur plutôt sombre. Les enfants du voisinage, accourus vers notre guide comme une bande d’oiseaux pépiants, s’en retournent à leur jeu d’un seul coup. On voit que Kalil a ses marques ici. Dans la cage d’escalier, je remarque des graffitis sur les murs. Nous montons au quatrième, comme au hammam. Pure coïncidence.

En passant la porte du modeste logement, je suis loin de penser que ma desquamation n’est pas finie. Quand on est à fleur de peau comme je le suis, le moindre signe de tendresse achève de nous rendre vulnérable.

Tout fier de nous présenter ses deux garçons et sa fillette, Kalil rayonne. Lui qui parcourt les routes du Maroc en compagnie d’étrangers, il est de retour à la maison! Ses mains, ses bras n’ont de cesse de toucher, d’embrasser ses enfants. Sa joie fait plaisir à voir. Sa femme Alya nous fait une apparition. Pas de baiser entre eux, seulement quelques mots à voix basse.

De la cuisine, on entend bientôt des bruits de vaisselle. Intimidés par notre présence, les enfants échangent entre eux et avec leur père de courtes phrases dans leur langue maternelle. La toute petite fille, qui tient debout en s’appuyant aux meubles, paraît croire que nous sommes des extraterrestres : il faut la rassurer.

L’aîné de la famille revient de la cuisine en portant un cabaret : théière, verres miniatures et biscuits. Alya le suit au salon et prend place devant nous. Réservée sous son voile, elle voudrait bien parler un meilleur français; elle nous prie de l’excuser. Kalil sert d’interprète et de professeur de langue : il suggère à sa femme des phrases à dire en français, qu’elle prononce de son mieux. Comment ne pas s’émouvoir devant ce sourire de paradis terrestre, sourire d’avant la faute, si pudique, si vrai? Cela me rappelle ces Tibétains, vus dans un reportage, quand ils se groupent autour du portable allumé sous leurs yeux par un ami de la famille, aventurier venu de loin. Je revois leur émerveillement devant l’image du dalaïlama qui parle comme s’il était présent au milieu d’eux, chacun recevant ses paroles avec respect et dévotion. Ce sont des yeux qui ne mentent pas, qui n’ont jamais croisé le mensonge. Le visage d’Alya me parait du même ordre : innocence parfaite qui s’exprime avec la même discrétion. Espèce menacée.

Mais le papa qui fait découvrir le Maroc aux étrangers, quand il revient à la maison, qu’il prend ses enfants dans ses bras, il leur demande de réciter leur leçon. « Conjugue-moi le verbe aimer à l’indicatif présent… au passé composé… au futur. » Et ils obéissent, le cadet comme l’aîné. Ils récitent leur leçon. Voyez comme ma femme s’occupe bien de nos enfants : elle les reconduit à l’école et les ramène tous les jours à la maison, inch Allah. « Il faut prendre des précautions, me confiera Kalil sur le chemin du retour : il y a eu des enlèvements dans le quartier. » Il dira cela comme une chose qui arrive. Montre-nous ce que tu sais, mon grand : « J’aime, tu aimes, nous aimons, nous avons aimé, nous aimerons. » Voyez comme ils s’instruisent. Moi, mon père était malade, mon village trop empierré.

Kalil voit bien que c’est difficile pour Haris, le petit Berbère. Tous les jours à l’école, le français et l’arabe; une fois par semaine, le berbère. Trois langues, trois écritures. Pas le temps de se plaindre, on étudie. Il corrige un peu, le papa, pour faire savoir à l’enfant qu’il faut continuer. Chacun est fier de nous montrer ce qu’il peut : Haris, le verbe aimer, Kalil, son sourire éclatant.

Durant notre voyage, nous avons eu l’occasion de parler avec notre ami et les guides locaux de la situation des Amazighs, ces nomades dits « hommes libres » parce qu’ils circulaient à leur gré dans un immense territoire. C’était avant les partitions, avant le mot barbare, méprisant, qui a donné le mot Berbère. Comment taire l’affinité qui nous vient en partage? Chaque voyage le confirme. Il n’y a qu’un scandale partout : l’Histoire s’édifie sur la spoliation. Bel exemple à donner aux enfants!

Notre guide a peut-être eu l’intuition que mon traitement au gant de crin n’a pas suffi. Sans le savoir, il s’apprête à purifier mon âme. Il demande à Bachir, son fils aîné, de nous montrer qu’il sait lire aussi. Allez, c’est dans le cahier de sixième, Parcours Français. Le poème choisi s’intitule « Être libre ». (Voilà qui éveille ma curiosité!) Le texte est rythmé par un leitmotiv : « On a tous le droit… » Une sorte de credo.

Bachir déchiffre les mots à grand-peine, mais pour moi, qui lis le texte par-dessus son épaule, le poème sort du livre, en relief : « On a tous le droit d’être libre », voilà ce que dit l’enfant qui lit le texte dans le texte. Connaissez-vous l’arabe, l’hébreu, le sanscrit? Sauriez-vous lire le Coran, la Bible, les Upanishads dans le texte? Bachir, c’est cela qu’il fait : lire « Être libre » dans le texte.

Voici : un enfant de Berbère apprend à lire le français dans un poème sur la liberté. Dites-le au ministère de l’Éducation. « On a tous le droit d’avoir de l’espoir », c’est dans le texte, ce n’est pas moi qui le dis, c’est ce qu’a déchiffré Bachir dans la langue du protectorat français, c’est ce qu’il vient de lire à voix haute. « On a tous le droit d’aller à l’école et d’avoir une maison. » Comment se fait-il que ce texte ait trouvé son chemin dans un livre d’instruction publique? C’est un manifeste, ma foi! L’enfant avance mot à mot dans le texte, comme sur un champ de bataille : « On a tous le droit de vivre… de mener notre vie… de manger à notre faim! » Et je revois ces deux enfants rencontrés sous la bruine dans les montagnes du Haut Atlas, la grande se tenant les bras parce qu’il faisait froid, son petit frère portant ses doigts à la bouche, geste sans équivoque. « On a tous le droit d’être en bonne santé… d’être heureux… » et le point d’orgue : « d’être émerveillé »!

« On a tous le droit d’être émerveillé », imaginez! Lu en français dans un cahier pédagogique par un petit Berbère.

Ce n’est pourtant que la partie lisible de mon émotion. Car ce qui me touche le plus dans ce texte, c’est ce qu’il tait, que tout le monde sait ici et qui se lit en creux : l’humiliation, les blessures historiques, le déclassement. Comment ne pas craquer? C’est un gant de crin qui vous desquame le cœur. Quelle journée!

Il fallait venir au Maroc pour que les mains d’une femme m’ouvrent les pores de la peau et que la voix d’un enfant ouvre ceux de mon âme. Choukrane*.

 

*Prononcer « choukrann » (en roulant le r). Mot arabe utilisé partout au Maroc pour dire « merci ». Les prénoms sont fictifs. Kalil : ami intime, bien-aimé; Alya : noble, admirable; Haris : qui étudie, qui médite; Bachir : porteur de bonnes nouvelles. Les mots « cheveux épars, chairs nues » sont de Nelligan, bien sûr, un autre que l’exotisme faisait rêver.

 

                                                     Laval, du 6 octobre 2022 au 3 avril 2023.

 

Nouvelle publiée dans :
Entrevous, revue d’arts littéraires, numéro 22,
Laval, juin 2023, 88 p. [p. 36-39].
Permis de reproduire accordé par l’éditeur.

Le lancement de ce numéro a eu lieu le 23 juin 2023
dans le cadre de la Fête nationale du Québec
et de l’inauguration de six tableaux d’art public
au Parc de la Rivière-des-Mille-Îles,
à Sainte-Rose, quartier de Ville de Laval (Québec).

 

© André-Guy Robert, 2022, 2023
Toute reproduction sans l’autorisation de l’auteur est interdite.
Demande d’autorisation : andreguyrobert@hotmail.com

 

Télécharger la version PDF de ce texte.

 

Annexe 1. Poème « Être libre »

Extrait de Parcours Français, cahier de sixième, utilisé en septembre 2022 au Maroc :

 

Annexe 2. Prix Patrick-Coppens–Entrevous 2023 :

Deuxième mention ex æquo

Décapé a reçu la première des deux mentions ex æquo au prix Patrick-Coppens–Entrevous 2023, comme l’atteste cet extrait de l’encadré publié à la page 11 de la revue lavalloise d’arts littéraires Entrevous no 24 (février 2024) :

Et voici le document officiel émis par la Société littéraire de Laval :

 

Retour à la page https://andreguyrobert.com/textes-publies-2/
> Témoignage

Laisser un commentaire