TAVENER, John (1944-2013, 69 ans)
- Total Eclipse (2000, 56 ans), The Academy of Ancient Music, Paul Goodwin, chef (Harmonia Mundi HMU 907271); BAnQ : CLA 1 T232-5t.
Écouter le début seulement (de 0 min 0 s à 4 min 24 s) pour vous mettre dans l’ambiance, puis enchaîner avec l’Akhmatova Requiem.
- Akhmatova Requiem (1979-1980, 36 ans) [couplé hors de propos avec Six Russian Folk Songs], BBC Symphony Orchestra, Gennady Rozhdestvensky, chef; Phyllis Bryn-Julson, soprano; John Shirley-Qurk, baryton-basse. Enregistré le 27 août 1981 au Royal Albert Hall, à Londres; le livret d’accompagnement fournit seulement une version en anglais du texte original russe d’Anna Akhmatova, chanté ici en russe (NMC D208); BAnQ : CLA 1 T232-5a [52 min 20 s]
La version intégrale de l’Akhmatova Requiem (en public) publiée par Dave Gorman sur YouTube ne fournit aucun détail sur sa provenance, ses interprètes et sa structure. Elle vous donnera cependant une bonne idée de l’œuvre et de l’enregistrement de référence (en studio).
- Anna Akhmatova (1889-1966, 77 ans), Requiem (recueil de poèmes écrits entre 1930 et 1957 [41-68 ans]), édition bilingue [russe/français], traduit du russe en vers libres par Paul Valet. Les éditions de Minuit, Paris, 1966, 45 p. (ISBN 2-7073-0206-6)
Il existe une autre traduction (en vers rimés) en libre accès sur Internet. C’est ici : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/100615/requiem-anna-akhmatova
Vérification faite, il appert que John Tavener a mis en musique l’intégralité du recueil d’Anna Akhmatova (16 pages), qu’il fait chanter par la soprano, à quoi il a ajouté ici et là, ai-je lu, des extraits de textes liturgiques orthodoxes russes (funérailles, Résurrection et Vendredi saint) — ces extraits me sont inaccessibles —, qu’il fait chanter par le baryton-basse.
On peut comprendre la légitimité de respecter les droits d’auteur en matière de texte, mais les ayants droit devraient convenir qu’il est tout aussi légitime, du point de vue de l’auditeur curieux, de réclamer que ces textes accompagnent systématiquement les enregistrements audio, ne serait-ce que pour lui permettre de mieux suivre et comprendre les œuvres chantées. Donner accès à l’intégralité des œuvres lyriques (musique, mais aussi texte), n’est-ce pas la moindre des choses?
On aura avantage à lire la mise en contexte du recueil Requiem d’Anna Akhmatova, de même que l’analyse de l’Akhmatova Requiem de John Tavener (en anglais).
Il existe de la musique d’horreur comme il existe des films d’horreur.
Les films d’horreur m’ont toujours fait peur; ils me nouent l’estomac; je les fuis. Par contre, je suis particulièrement attiré par la musique funèbre (elle s’accorde bien avec ma gravité naturelle) : le Requiem de Mozart, ceux de Fauré, de Maciejewski, de Kabalevski, le Requiem allemand de Brahms, polonais de Penderecki, le War Requiem de Britten, les passions de J. S. Bach, le Stabat Mater de Pergolesi, ceux de Schubert, de Szymanowski, Les Sept Dernières Paroles du Christ de Haydn, le Miserere de Zelenka, le Totentanz d’Adès (tellement plus sincère que celui de Liszt!)… la liste est longue. Toutes ces œuvres affrontent le deuil et me transmettent paradoxalement le sentiment qu’en les écoutant, je vis plus intensément.
L’Akhmatova Requiem tient une place à part dans ce monde sonore consacré à l’austérité des pensées ultimes.
Ce n’est pas un requiem de circonstance, une œuvre à propos de la mort. C’est la mort même. La musique de John Tavener nous met en danger. À l’écoute de certains sons, les poils me dressent sur les bras. Je devine la détresse qui doit accompagner l’état de mort imminente; la peur rôde, et pourtant, je suis fasciné par ce que j’entends; je continue d’écouter — comme on aime risquer un regard du haut d’un précipice : le vide, cette profondeur, le risque de tomber… C’est une gueule ouverte, une présence, une crainte et un appel. Comme j’ai écouté cette musique souvent, je sais ce qui s’en vient. Je le redoute et le désire. Ça tourne à la prescience. La voix répète ses deux notes, les contrebasses grognent, le xylophone agite des os. Soudain, de grands éclats. L’orage gronde, ça s’en vient, ça va tomber, mais non, non… délicieuse anxiété!
De la musique d’horreur, je vous dis. Pas si loin de la petite mort.
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Que John Tavener ait associé le mot requiem au nom Akhmatova m’a paru tout de suite prometteur.
Il faut savoir que la grande poétesse Anna Akhmatova a connu le deuil, les affres de l’incertitude et la persécution. Son premier mari fut fusillé; son troisième mourut dans un camp; son fils connut trois incarcérations arbitraires. Aux portes de la prison de Leningrad — appelée « Les Croix » —, elle attendit sa libération en compagnie d’autres épouses et mères aux lèvres bleuies par le froid.
Poète de renommée nationale, sa poésie fut interdite de publication dès 1922 et encore en 1946 (Eichenbaum et Jdanov la traitèrent de « nonne » et de « putain »), ce qui la condamna à une vie exsangue. Quand elle rencontra Chostakovitch, aucun des deux ne sut quoi dire à l’autre. Ces deux voix s’exprimant au nom des sans-voix restèrent côte à côte à partager un silence inconfortable. Ils savaient.
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Pour vous mettre dans l’ambiance, je vous recommande de commencer par écouter les quatre premières minutes et demie de Total Eclipse, une autre œuvre de John Tavener : saxophone free jazz sur fond de timbales! À ce sujet, le compositeur parle lui-même de musique « intentionnellement terrible, épouvantable et terrifiante ». Dans son esprit, le saxophone représente Saül de Tarse (le futur saint Paul), qui « hurle des insultes » avant sa conversion foudroyante sur le chemin de Damas. C’est quelque chose.
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Enchaînez avec l’Akhmatova Requiem.
La soprano ouvre le requiem par un chant a capella (« Requiem », non numéroté [piste 1 de 18]) qui évoque les célébrations liturgiques orthodoxes russes. Voici comment Anna Akhmatova situe le drame : « j’étais / […] « au milieu de mon peuple / Là où, pour mon malheur, mon peuple était. »
« I. Dédicace » [2/18], est la section du requiem le plus saisissante, le plus développée (12 min 43 s). Taverner utilise un motif original de deux notes à un ton d’intervalle (seconde majeure), motif qu’il répète jusqu’à huit fois dans une même série (extrait 1 : le motif, de 0 min 41,6 s à 0 min à 45,8 s [mp3]). Cette plainte ou cette invocation est comme du sang qui bat aux tempes (extrait 2 : quatre séries, de 0 min 41,6 s à 1 min 56,2 s [mp3]).
Dans cette section, on entendra dix-sept de ces séries de deux notes. Au cours du premier tiers et au début du troisième, la transposition vers le haut leur fera gagner en intensité, ce qui rapprochera l’auditeur de la conscience oppressée d’Anna Akhmatova, veuve chaque jour inquiète de l’état de santé de son fils incarcéré pour des raisons politiques.
En arrière-plan de la partition musicale, l’ambiance mystérieuse et grave fait penser à la première partie du Paradis perdu (1934-1935) d’Igor Markevitch : la méditation le dispute à un onirisme chargé de pressentiments funestes.
Nous sommes en mars 1940, en URSS. « Devant ce malheur, écrit Anna Akhmatova, les montagnes se courbent » (à rapprocher de Lc 23:30 : « Alors ils se mettront à dire aux montagnes : “Tombez sur nous!” Et aux collines : “Couvrez-nous!” »; pour la Vierge comme pour Anna, le fils est molesté).
Dans « la bourrasque sibérienne » et « sous le cercle lunaire », on entend les sinistres cloches tubulaires des « compagnes d’infortune ». La voix posée du baryton basse ne rassure personne, qui chante l’office des morts. « Années d’épouvante » — glacées jusqu’à l’horizon.
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« II. Introduction » [3/18] : la cérémonie commence, ponctuée d’éclats agressants aux cuivres. « Les étoiles de la mort planaient sur nous. / La Russie innocente se tordait de douleur / Sous les bottes ensanglantées, / Sous les pneus des noirs fourgons cellulaires. »
Ils venaient vous arrêter la nuit. Les occupants des grands immeubles se faisaient réveiller par le bruit. Dangereux silence quand les bottes font halte devant une porte. On entend frapper; un courant vous parcourt l’échine. Dieu merci si c’est à la porte d’un voisin!
On entend des voix discuter, parfois le pleur étouffé d’une femme, l’appel strident d’un bébé; on guette le bruit du loquet, l’écho dans le couloir, les pas qui s’éloignent. On retient sa respiration, crispé, l’oreille attentive, le regard pensif. Les pas s’éloignent, oui; s’estompent, oui; semblent disparaître. On attend sans bouger, sans faire craquer le plancher. Un instant, on ne sait plus sur quoi s’appuyer. On bénit le silence quand il est confirmé.
C’est bon pour cette nuit. On peut se recoucher.
Depuis le dévastateur article de la Pravda (« Vérité », en russe, et c’est loin d’être ironique), même le très connu Dmitri Chostakovitch, lui dont les œuvres ont été primées, garde toute prête une petite valise contenant le nécessaire.
Au matin, quelqu’un rapporte à mi-voix la disparition d’un voisin (« là-bas, on ne parlait qu’en chuchotant », écrira Anna Akhmatova).
— Où est-il allé?
Question risquée.
— Là où il faut.
Formule consacrée qu’on répète dans les couloirs des immeubles d’habitation numérotés.
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À partir d’ici, je me dois de tomber dans la paraphrase. Autrement, sans le texte d’Anna Akhmatova en main, sans le moindre commentaire accompagnant l’enregistrement intégral du Requiem de Tavener publié sur YouTube, comment pourriez-vous savoir, et donc comprendre, de quoi il est question? Permettez que je vous résume…
« III. » [4/18] : « C’est à l’aube qu’on est venu t’emmener », écrit Anna Akhmatova, en 1935. « Dans la chambre obscure, les enfants sanglotaient. / Dans le coin des icônes, le cierge a coulé. / […] / J’irai […] /Hurler sous les tours du Kremlin. »
« IV. » [5/18] : « Fils en prison, mari dans la tombe », et pendant ce temps, « Silencieusement s’écoule le Don »…
C’est sûrement quelqu’un d’autre qui souffre. « Souffrir ainsi, je ne l’aurais pas pu. » (« V. » [6/18])
Ce dédoublement — réflexe anesthésique — n’empêche pas la poétesse de penser aux « vies innocentes » qui « S’achèvent là-bas » où « le peuplier de la prison se balance » (« VI. » [7/18]), où « il y a des traces / […] qui ne vont nulle part » (« VII. » [8/18]), où les nuits blanches regardent le fils « De leurs brûlants yeux d’épervier », lui parlant « de la mort / Et de [s]a haute croix » (« VIII. » [9/18]).
Suit, au numéro IX [10/18] — on est ici au centre du requiem —, un extrait de la messe des morts (?) chanté par le baryton-basse, interlude encadré par les cloches de l’office, sonnées onze fois des deux côtés. Le glas.
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« Le verdict » (« X. » [11/18]) est une « parole de pierre » qui tombe sur le sein « encore vivant » d’une mère. Pour que l’âme « devienne comme la pierre », il faudra « tuer » sa propre mémoire « jusqu’au bout ». Voilà ce à quoi il fallait être préparé, ce pourquoi la poétesse a « beaucoup à faire » aujourd’hui.
« De toute façon, je m’y ferai », prétend Mère Courage, tandis que, derrière la fenêtre de « la maison déserte », « Le chaud bruissement » de l’été 1939 « Est comme une fête », une exaltation de l’avenir radieux proclamé par le Politburo, en flagrant déni de la souffrance humaine.
Que faire d’autre sinon en appeler « À la mort » (« XI. » [12/18]), « obus empoisonné », « bandit adroit », « typhus délétère », « fable […] / […] connue par tous jusqu’à la nausée », Mort portant le « bonnet bleu » des agents du NKVD chargés de tout rapporter au père des peuples, Staline, « le plus grand bourreau » de l’histoire mondiale, selon Anna Akhmatova.
À lui seul, « L’éclat bleu des yeux que j’aime / Recouvre l’épouvante, la dernière », celle qu’inspire la mort. « Que j’aime » : oui, affirmation de l’amour-oriflamme hardiment jeté sur la face des puissances de mort, et la voilant!
Est-il naïf d’invoquer l’amour dans une scène d’épouvante? De neutraliser le travail du scalpel en interposant « l’éclat bleu des yeux que j’aime »? N’est-ce pas « folie », « délire », que de penser ainsi (« XII. » [13/18])? N’est-il pas plus sage de « capituler », de « ne rien emporter » avec soi?
« […] regard terrible du fils, / Plein de souffrance pétrifiée. »
Alors voici une évocation du Chemin de croix : « XIII. Crucifixion » [14/18]. Une voix d’homme chante a capella. Du haut de sa croix, Jésus souffle ces mots : « Ne pleure pas sur Moi, Mère, dans la tombe, Je Suis. » (Lc 23 :28; cette citation clôt le grand arc de Requiem ouvert avec le verset 30 — à propos des montagnes qui « se courbent » selon Anna Akhmatova — évoqué dans « Dédicace »).
Tel est l’exergue placé en tête du poème « Crucifixion », sans doute tiré de l’office du Vendredi saint (je n’ai aucun moyen de le confirmer), écrit en slavon (langue liturgique des Slaves orthodoxes). Notons au passage que la citation, sortie de son contexte, fait un pieux raccourci : « dans la tombe, Je Suis » n’est pas dans l’Évangile selon saint Luc; c’est une glose ou une interpolation.
Est-ce que John Tavener a mis en musique cet exergue? Il semble que oui. Le livret du CD, à ce sujet, ne donne aucun indice. En tout cas, à la piste 14, le numéro XIII s’intitule « Crucifixion ».
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Le baryton-basse et la soprano unissent leurs voix pour la première fois : « Le chœur des anges a glorifié cette heure si grande » (XIV. » [15/18]). De même, les cuivres sonnent en même temps que les cloches. On pense aux clochettes de Pfhat (presque un fiat!) de Giacinto Scelsi dans lequel « Le ciel » est représenté par une sonnerie de deux minutes et demie.
Mais bientôt, scène d’apocalypse : « Et le feu dévora les cieux » chantent les solistes à l’unisson. Suit le cri des cuivres, et un effet aux cordes qui donne le vertige.
Le baryton-basse chante : « Pourquoi m’as-tu abandonné? » (Mt 27 :46) et « Ne pleure pas sur moi ». Ces paroles adressées au Père et à Marie par Jésus en croix, Anna Akhmatova les fait siennes. Elle était — elle est — la Mère qui ne « se débattait » pas comme Madeleine, qui ne « sanglotait » pas comme Madeleine, qui n’était pas « pétrifiée » comme Jean (« XV. » [16/18]). Elle restait « là » — elle reste — en compagnie d’autres mères en attente, « silencieuse », devant la prison des fils. Cette femme digne est bien celle des photos d’Anna Akhmatova.
« Personne n’osa lever les yeux », écrit-elle.
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Le recueil de poèmes se termine par un épilogue en deux parties. L’Akhmatova Requiem, par deux épilogues.
« […] j’ai appris comment s’effondrent les visages / […] comment émerge l’angoisse, / Et [comment] la douleur se grave sur les tablettes des joues » (« XVI. Épilogue » [17/18]). Mère parmi les mères, Anna Akhmatova prie Dieu : « pas pour moi seulement, / Mais pour tous ceux qui partageaient mon sort », « dans le froid féroce » comme « dans le juillet torride / Devant le mur rouge devenu aveugle ». Celui du Kremlin?
« Le Jour des Morts de nouveau s’approcha », et la poétesse pense aux femmes avec qui elle a attendu la libération du fils, du mari (« XVII. Épilogue II » [18/18]). « Je voudrais les appeler toutes par leur nom / Mais on a enlevé la liste, et où me renseigner? // Pour elles, j’ai tissé un large drap mortuaire, / Avec leurs propres paroles de misère. » Elle pensera à elles « toujours et partout », elle se souviendra.
« Et si l’on bâillonne ma bouche fatiguée / Par laquelle crie un peuple de cent millions d’âmes, // Que de même à leur tour elles pensent à moi / À la veille du jour où l’on m’évoquera. » Ce jour, si l’on doit lui ériger un monument, qu’il le soit « ici » où elle attendit « trois cents heures debout » sans qu’on ouvre pour elle « les verrous ».
Fatalité assumée : « Que s’en aillent sur la Néva en silence les bateaux. »
Ce requiem, qui est une déclaration de solidarité, est aussi un testament. Il circula sous le manteau en URSS et finit par en sortir. Il parut en langue russe en décembre 1963 à Munich « à l’insu de l’Auteur et sans son consentement ». La traduction citée ici est celle de Paul Valet (référence plus haut).
À tous les peuples opprimés, ma solidarité et mon profond respect.
André-Guy Robert
Laval, le 30 août 2023.
© André-Guy Robert, 2023
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